text
stringlengths 0
75
|
---|
savoir. Ce que tu me dis me semble plus poétique que vrai. Avant de |
goûter le calme et de concevoir l’idée de la foi, sans doute tu as dû, |
par un grand repentir, purifier ton esprit et racheter ton âme! |
--Oui, par un grand repentir! répondit Trenmor. Mais ce fut un repentir |
profond et sincère, où la crainte des hommes n’entra pour rien. Dans cet |
abîme d’abjection, je n’eus pas la faiblesse de me sentir humilié par |
eux, et je n’acceptai pas mon châtiment comme venant d’eux, mais de Dieu |
seul. Aux premiers jours, je me bornai à accuser le destin, le seul dieu |
auquel j’eusse foi. Puis, je me plus à lutter contre cette puissance |
farouche, à laquelle je ne pouvais refuser cependant une haute justice |
et des desseins providentiels, car je voyais la vrai Dieu derrière ce |
grossier symbole; je le voyais à mon insu, et comme malgré moi, ainsi |
que je l’avais vu toujours. Ce qui m’avait le plus frappé dans |
l’histoire, c’étaient les grandes fortunes et les grands revers des |
Crésus et des Sardanapale. J’aimais la sombre sagesse de ces hommes qui |
acceptaient stoïquement d’être brisés par les autres hommes, et qui |
adressaient aux dieux ingrats de véhéments reproches. Mais dans cette |
impiété même n’y avait-il pas beaucoup de foi? Peu à peu cette foi |
s’épura devant mes yeux; mais je dois avouer que, malgré mon mépris pour |
la part de l’action humaine dans ma destinée, je fus forcé de partir |
d’en bas pour remonter jusqu’à l’idée de la justice céleste. Ce fut donc |
en examinant l’importance de mes fautes et le châtiment que mes |
semblables s’étaient arrogé le droit de m’infliger, que, frappé de leur |
barbarie et de leur injustice, je me réfugiai dans le sein de la |
miséricorde divine. |
--Osez-vous dire, reprit le jeune Sténio avec une indignation mal |
comprimée, que vous n’ayez pas mérité un châtiment? |
--Oui sans doute, répondit Trenmor avec calme, j’avais mérité un |
châtiment, puisque l’expérience a prouvé que j’avais besoin d’une leçon |
terrible. Mais quel châtiment insigne et atroce était donc celui-là? Le |
but de la société est-il la vengeance? J’aurais pensé qu’il devait être |
l’expiation du crime et la conversion du coupable. |
--Il est certain, dit Sténio ému, que votre faute ne méritait pas tant |
de rigueur. Vous aviez commis un meurtre involontaire, et vous fûtes |
confondu avec les voleurs et les assassins. |
--Ma faute ne méritait pas cette sorte de rigueur, dit Trenmor, mais |
elle en méritait cependant une bien grande. Le meurtre n’était pas ce |
qui constituait mon crime. C’était l’ivresse qui m’avait porté à le |
commettre. Et ce n’était pas seulement l’ivresse de cette nuit fatale, |
c’était l’habitude de l’ivresse, le goût des orgies, la vie de débauche |
et d’excès. Ce n’était donc pas mon égarement d’un jour qu’il fallait |
punir, c’était celui de toute ma vie qu’il fallait réprimer. Voilà ce |
que je compris en comparant ma condition avec celle des malfaiteurs au |
milieu desquels j’étais jeté comme un gladiateur antique livré aux bêtes |
féroces. Je me demandai si l’on m’associait à tant d’infamie pour me |
corriger par ce spectacle repoussant, ou si l’on me livrait à cette |
infamie afin de me punir de mes erreurs par la contagion mortelle, par |
la perte irrévocable de toute notion divine et du tout sentiment humain. |
Avouez que c’est là un étrange moyen de répression qu’a inventé la |
société humaine! Mon indignation fut si profonde, que, pendant quelque |
temps, je délibérai, dans l’horreur de mes pensées, si je n’accepterais |
pas le sort qu’on me faisait, si je ne me déclarerais pas l’ennemi du |
genre humain, si je ne ferais pas le serment de tourner ma fureur contre |
lui et de lui déclarer la guerre aussitôt que je serais libre; |
l’eussé-je été à cette heure de désespoir farouche, aucun bandit n’eût |
été plus redoutable que moi, aucun meurtrier ne se fût baigné dans le |
sang avec plus de rage! |
«Mais la nécessité rendit ma haine plus patiente, et je couvai longtemps |
des projets de vengeance que le sentiment religieux fit évanouir par la |
suite. N’avais-je pas sujet de haïr cette société qui m’avait pris au |
berceau, et qui dès lors me comblant de faveurs aveugles, avait en |
quelque sorte travaillé à me créer des passions et des besoins |
inextinguibles qu’elle s’était plu ensuite à satisfaire et à exciter |
sans cesse? Pourquoi fait-elle des riches et des pauvres, des voluptueux |
insolents et des nécessiteux stupides? et si elle permet à quelques-uns |
d’hériter des richesses, pourquoi ne leur en prescrit-elle pas le noble |
usage? Mais où est la direction qu’elle nous donne dans nos jeunes |
années? Où sont les devoirs qu’elle nous enseigne dans l’âge viril? Où |
sont les bornes qu’elle pose devant nos débordements? Quelle protection |
accorde-t-elle aux hommes que nous avilissons par nos dons et aux femmes |
que nous perdons par nos vices? Pourquoi nous fournit-elle avec |
profusion des valets et des prostituées? Pourquoi souffre-t-elle nos |
orgies, et pourquoi nous ouvre-t-elle elle-même les portes de la |
débauche? |
«Et pourquoi m’arriva-t-il de subir la rigueur d’une loi qu’on applique |
si rarement aux riches? C’est parce que je n’avais pas songé à acheter |
d’avance mon absolution. Si j’avais placé mon or, ma réputation et ma |
vie sous la sauvegarde de quelque prince débauché comme moi; ou si |
j’avais su, par quelque métier politique infâme, me rendre utile aux |
perfides desseins d’un gouvernement quelconque, j’aurais eu des amis |
tout-puissants, dont l’impudente protection m’eût soustrait comme tant |
d’autres à la publicité d’une sentence infamante et à l’horreur d’une |
punition implacable. Mais moi, qui avais imaginé tant de moyens de me |
ruiner, je n’avais pas voulu me ruiner en compagnie des puissants du |
siècle. Je les méprisais encore plus que je ne me méprisais moi-même, je |
ne les implorai pas dans mes revers. Ils se vengèrent en m’abandonnant à |
mon sort. Cette pensée fut le première qui me ranima; elle me relevait |
jusqu’à un certain point à mes propres yeux. |
«Puis, abaissant mes regarda sur les misérables dont j’étais entouré, je |
sentis pour eux encore plus de pitié que d’horreur; car si un abîme |
séparait leur iniquité de la mienne, il n’en est pas moins vrai qu’eux |
aussi subissaient un châtiment injuste et disproportionné. Eux aussi |