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où il manque toujours quelque chose d’inconnu; quelque chose qui n’a pas
de nom, et qu’un nuage nous voile toujours; quelque chose qui est au
delà des cieux, quelque chose où nous tendons sans cesse sans
l’atteindre ni le deviner jamais; quelque chose de vrai, de parfait et
d’immuable: Dieu peut-être, c’est peut être Dieu que cela s’appelle! Eh
bien! la révélation de cela manque à l’esprit humain. Pour le remplacer,
Dieu lui a donné l’amour, faible émanation du feu du ciel, âme de
l’univers perceptible à l’homme. Cette étincelle divine, ce reflet du
Très-Haut, sans lequel la plus belle création est sans valeur, sans
lequel la beauté n’est qu’une image privée d’animation, l’amour! Lélia
ne l’a pas! Qu’est-ce donc que Lélia? une ombre, un rêve, une idée tout
au plus. Allez, là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de femme.
--Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans répondre à ce que Sténio
espérait être une question, pensez-vous aussi que là où il n’y a plus
d’amour il n’y a plus d’homme?
--Je le crois de toute mon âme, s’écria l’enfant.
--En ce cas, je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je
n’ai pas d’amour pour Lélia; et, si Lélia n’en inspire pas, quelle autre
en aurait la puissance! Eh bien! Sténio, j’espère que vous vous trompez,
et qu’il en est de l’amour comme des autres passions égoïstes. Je crois
que là où elles finissent l’homme commence.»
En ce moment Lélia descendit les degrés et vint à eux. La majesté pleine
de tristesse qui entourait Lélia comme d’une auréole l’isolait presque
toujours au milieu du monde: c’était une femme qui, en public, ne se
livrait jamais à ses impressions. Elle se cachait dans son intimité pour
rire du la vie; mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et
s’y montrait sous un aspect rigide pour éloigner d’elle autant que
possible le contact de la société. Cependant elle aimait les fêtes et
les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle, elle venait
y rêver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la
foule s’habituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des
impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et
la foule il n’y avait pas d’échange. Si Lélia s’abandonnait à quelques
muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer: elle n’en avait pas
besoin. La foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée,
et, tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont
l’indépendance l’offensait, elle s’ouvrait devant elle avec un respect
instinctif qui tenait de la peur.
Le pauvre jeune poëte dont elle était aimée concevait un peu mieux les
causes de sa puissance, quoiqu’il ne voulût pas encore se les avouer.
Parfois il était si près de la triste vérité, cherchée et repoussée par
lui, qu’il éprouvait comme un sentiment d’horreur pour Lélia. Il lui
semblait alors que Lélia était son fléau, son génie du mal, le plus
dangereux ennemi qu’il eût dans le monde. En la voyant venir ainsi vers
lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet être qui
ne tenait à la nature par aucun lien apparent, sans songer qu’il eût
souffert bien davantage, l’insensé! s’il l’eût vue parler et sourire.
«Vous êtes ici, lui dit-il d’un ton dur et amer, comme un cadavre qui
aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des
vivants. Voyez, on s’écarte de vous, on craint de toucher votre linceul,
on ose à peine vous regarder au visage; le silence de la crainte plane
autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que
le marbre d’où vous sortez.»
Lélia ne répondit que par un étrange regard et un froid sourire; puis,
après un instant de silence:
«J’avais une idée bien différente tout à l’heure, dit-elle. Je vous
prenais tous pour des morts, et moi, vivante, je vous passais en revue;
je me disais qu’il y avait quelque chose d’étrangement lugubre dans
l’invention de ces mascarades. N’est-ce pas bien triste, en effet, de
ressusciter les siècles qui ne sont plus, et de les forcer à divertir le
siècle présent? Ces costumes des temps passés, qui nous représentent
des générations éteintes, ne sont-ils pas, au milieu de l’ivresse d’une
fête, une effrayante leçon pour nous rappeler la brièveté des jours de
l’homme? Où sont les cerveaux passionnés qui brûlaient sous ces
barrettes et sous ces turbans? Où sont les cœurs jeunes et vivaces
qui palpitaient sous ces pourpoints de soie, sous ces corsages brodés
d’or et de perles? Où sont les femmes orgueilleuses et belles qui se
drapaient dans ces lourdes étoffes, qui couvraient leurs riches
chevelures de ces gothiques joyaux? Hélas! où sont-ils ces rois d’un
jour qui ont brillé comme nous? Ils ont passé sans songer aux
générations qui les avaient précédés, sans songer à celles qui devaient
les suivre, sans songer à eux-mêmes qui se couvraient d’or et de
parfums, qui s’entouraient de luxe et de mélodies, en attendant le froid
du cercueil et l’oubli de la tombe.
[Illustration: C’est Roméo, le poétique amoureux.... (Page 13.)]
--Ils se reposent d’avoir vécu, dit Trenmor; heureux ceux qui dorment
dans la paix du Seigneur!
--Il faut que l’esprit de l’homme soit bien pauvre, reprit Lélia, et ses
plaisirs bien vides; il faut que les jouissances simples et faciles
s’épuisent bien vite pour lui, puisqu’au fond de sa joie et de ses
pompes il retrouve toujours une impression si horrible de tristesse et
de terreur. Voici un homme riche et joyeux, un heureux de la terre qui,
pour s’étourdir et oublier que ses jours sont comptés, n’imagine rien de
mieux que d’exhumer les dépouilles du passé, de couvrir ses hôtes des
livrées de la mort, et de faire danser dans son palais les spectres de
ses aïeux!
--Ton âme est triste, Lélia, dit Trenmor; on dirait que seule ici tu
crains de ne pas mourir à ton tour!»