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XV. |
Ce jeune homme mérite plus de compassion, Lélia. Je croyais que vous |
n’aviez que les grâces et les adorables qualités de la femme. En |
auriez-vous aussi la féroce ingratitude et l’impudente vanité? Non, |
j’aimerais mieux douter de l’existence de Dieu que de la bonté de votre |
cœur. Lélia, dites-moi donc ce que vous voulez faire de cette âme de |
poëte qui s’est donnée à vous et que vous avez accueillie, imprudemment |
peut-être! Vous ne pouvez plus maintenant la repousser sans qu’elle se |
brise; et prenez garde, Lélia, Dieu vous en demandera compte un jour; |
car cette âme vient de lui et doit y retourner. Sans doute le jeune |
Sténio doit être un des enfants de sa prédilection. N’a-t-il pas mis en |
lui un reflet de la beauté des anges? Quoi de plus pur et de plus suave |
que cet enfant? Je n’ai point vu de physionomie d’un calme plus |
angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et |
plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n’ai pas entendu de voix plus |
harmonieuse et plus douce que la sienne; les paroles qu’il dit sont |
comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la |
harpe. Et puis, sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et |
tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses |
cheveux d’un ton si doux et d’une mollesse si soyeuse, son teint |
changeant comme le ciel d’automne, ce carmin éclatant qu’un regard de |
vous répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu’un mot de vous |
imprime à ses lèvres, tout cela, c’est un poëte, c’est un jeune homme |
vierge, c’est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l’éprouver |
avant d’en faire un ange. Et si vous livrez cette jeune âme au souffle |
des passions corrosives, si vous l’éteignez sous les glaces du |
désespoir, si vous l’abandonnez au fond de l’abîme, comment |
retrouvera-t-elle le chemin des cieux? O femme! prenez garde à ce que |
vous allez faire! N’écrasez pas ce frêle enfant sous le poids de votre |
affreuse raison! Ménagez-lui le vent et le soleil, et le jour, et le |
froid, et la foudre, et tout ce qui nous flétrit, nous renverse, nous |
dessèche et nous tue. Aidez-le à marcher, couvrez-le d’un pan de votre |
manteau, soyez son guide sur le bord des écueils. Ne pouvez-vous être |
son amie, ou sa sœur, ou sa mère? |
[Illustration: Il y avait auprès d’elle le joli docteur... (Page 20.)] |
Je sais tout ce que vous m’avez dit déjà, je vous comprends, je vous |
félicite; mais puisque vous êtes heureuse ainsi (autant qu’il vous est |
donné de l’être!), ce n’est plus de vous que je m’occupe: c’est de lui, |
qui souffre et que je plains. Voyons! femme! vous qui savez tant de |
choses ignorées de l’homme, n’avez-vous pas un remède à ses maux? Ne |
pouvez-vous donner aux autres un peu de la science que Dieu vous a |
donnée? Est-il en vous de faire le mal et de ne pouvoir faire le bien? |
Eh bien, Lélia, s’il en est ainsi, il faut éloigner Sténio ou le fuir. |
XVI. |
Éloigner Sténio ou le fuir! Oh! pas encore! Vous êtes si froid, votre |
cœur est si vieux, ami, que vous parlez de fuir Sténio comme s’il |
s’agissait de quitter cette ville pour une autre, ces hommes |
d’aujourd’hui pour les hommes de demain, comme s’il s’agissait pour |
vous, Trenmor, de me quitter, moi Lélia? |
Je le sais, vous avez touché le but, vous avez échappé au naufrage, vous |
voilà au port. Nulle affection en vous ne s’élève jusqu’à la passion, |
rien ne vous est nécessaire, personne ne peut faire ou défaire votre |
bonheur, vous en êtes vous-même l’artisan et le gardien. Moi aussi, |
Trenmor, je vous félicite, mais je ne puis vous imiter. J’admire |
l’ouvrage régulier et solide que vous avez fait, mais c’est une |
forteresse que cet ouvrage de votre vertu; et moi femme, moi artiste, il |
me faut un palais: je n’y serai point heureuse, mais du moins je n’y |
mourrai pas; dans vos murs de glace et de pierre, il ne me resterait pas |
un jour à vivre. Non, pas encore, non! Dieu ne le veut pas! est-ce qu’on |
peut devancer l’accomplissement de ses desseins? S’il m’est donné |
d’atteindre où vous êtes, du moins j’y veux arriver mûre pour la sagesse |
et assez sûre de moi pour ne pas regarder en arrière avec douleur. |
Je vous entends d’ici:--Faible et misérable femme, dites-vous, tu crains |
d’obtenir ce que tu demandes souvent; je t’ai vue aspirer au triomphe |
que tu repousses!... Eh bien! va, je suis faible, je suis lâche; mais je |
ne suis ni ingrate ni vaine, je n’ai point ces vices de la femme. Non, |
mon ami, je ne veux point briser le cœur de l’homme, éteindre l’âme |
du poëte. Rassure-toi, j’aime Sténio. |
XVII. |
Vous aimez Sténio! Cela n’est pas et ne peut pas être. Songez-vous aux |
siècles qui vous séparent de lui? Vous, fleur flétrie, battue des vents, |
brisée; vous, esquif ballotté sur toutes les mers du doute, échoué sur |
toutes les grèves du désespoir, vous oseriez tenter un nouveau voyage? |
Ah! vous n’y songez pas, Lélia! Aux êtres comme nous, que faut-il à |
présent? Le repos de la tombe. Vous avez vécu! laissez vivre les autres |
à leur tour; ne vous jetez pas, ombre triste et fugitive, dans les voies |
de ceux qui n’ont pas fini leur tâche et perdu leur espoir. Lélia, |