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Lélia, le cercueil te réclame; n’as-tu pas assez souffert, pauvre
philosophe? Couche-toi donc dans ton linceul, dors donc enfin dans ton
silence, âme fatiguée que Dieu ne condamne plus au travail et à la
douleur!
Il est bien vrai que vous êtes moins avancée que moi. Il vous reste
quelques réminiscences des temps passés. Vous luttez encore parfois
contre l’ennemi de l’homme, contre l’espoir des choses d’ici-bas. Mais
croyez-moi, ma sœur, quelques pas seulement vous séparent du but. Il
est facile de vieillir, nul ne rajeunit.
Encore une fois, laissez l’enfant croître et vivre, n’étouffez pas la
fleur dans son germe. Ne jetez pas votre haleine glacée sur ses belles
journées de soleil et de printemps. N’espérez pas donner la vie, Lélia:
la vie n’est plus en vous, il ne vous en reste que le regret; bientôt,
comme à moi, il ne vous en restera plus que le souvenir.
XVIII.
Tu me l’as promis, tu m’aimeras doucement et nous serons heureux. Ne
cherche point à devancer le temps, Sténio, ne t’inquiète pas de sonder
les mystères de la vie. Laisse-la te prendre et te porter là où nous
allons tous. Tu me crains? C’est toi-même qu’il faut craindre, c’est toi
qu’il faut réprimer; car, à ton âge, l’imagination gâte les fruits les
plus savoureux, appauvrit toutes les jouissances; à ton âge, on ne sait
profiter de rien; on veut tout connaître, tout posséder, tout épuiser;
et puis on s’étonne que les biens de l’homme soient si peu de chose,
quand il faudrait s’étonner seulement du cœur de l’homme et de ses
besoins. Va, crois-moi, marche doucement, savoure une à une toutes les
ineffables jouissances d’un mot, d’un regard, d’une pensée, tous les
riens immenses d’un amour naissant. N’étions-nous pas heureux hier sous
ces arbres, quand, assis l’un près de l’autre, nous sentions nos
vêtements se toucher et nos regards se deviner dans l’ombre? Il faisait
une nuit bien noire, et pourtant je vous voyais, Sténio; je vous voyais
beau comme vous êtes, et je m’imaginais que vous étiez le sylphe de ces
bois, l’âme de cette brise, l’ange de cette heure mystérieuse et tendre.
Avez-vous remarqué, Sténio, qu’il y a des heures où nous sommes forcés
d’aimer, des heures où la poésie nous inonde, où notre cœur bat plus
vite, où notre âme s’élance hors de nous et brise tous les liens de la
volonté pour aller chercher une autre âme où se répandre? Combien de
fois, à l’entrée de la nuit, au lever de la lune ou aux premières
clartés du jour, combien de fois dans le silence de minuit et dans cet
autre silence de midi si accablant, si inquiet, si dévorant, n’ai-je pas
senti mon cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur
sans forme et sans nom, qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est
partout comme un aimant invisible, comme l’amour! Et pourtant, Sténio,
ce n’est pas l’amour; vous le croyez, vous qui ne savez rien et qui
espérez tout; moi qui sais tout, je sais qu’il y a au delà de l’amour
des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point; sans
cela que serait l’homme? Il lui a été accordé si peu de jours pour aimer
sur la terre!
Mais à ces heures-là, ce que nous sentons est si vif, si puissant, que
nous le répandons sur tout ce qui nous environne; à ces heures où Dieu
nous possède et nous remplit, nous faisons rejaillir sur toutes ses
œuvres l’éclat du rayon qui nous enveloppe.
N’avez-vous jamais pleuré d’amour pour ces blanches étoiles qui sèment
les voiles bleus de la nuit? Ne vous êtes-vous jamais agenouillé devant
elles, ne leur avez-vous pas tendu les bras en les appelant vos
sœurs? Et puis, comme l’homme aime à concentrer ses affections, trop
faible qu’il est pour les vastes sentiments, ne vous est-il point arrivé
de vous passionner pour une d’elles? N’avez-vous pas choisi avec amour,
entre toutes, tantôt celle qui se levait rouge et scintillante sur les
noires forêts de l’horizon, tantôt celle qui, pâle et douce, se voilait
comme une vierge pudique derrière les humides reflets de la lune; tantôt
ces trois sœurs également blanches, également belles, qui brillent
dans un triangle mystérieux; tantôt ces deux compagnes radieuses qui
dorment côte à côte, dans le ciel pur, parmi des myriades de moindres
gloires; et tous ces signes cabalistiques, tous ces chiffres inconnus,
tous ces caractères étranges, gigantesques, sublimes, qu’elles tracent
sur nos têtes, ne vous êtes-vous pas laissé prendre à la fantaisie de
les expliquer et d’y découvrir les grands mystères de notre destinée,
l’âge du monde, le nom du Très-Haut, l’avenir de l’âme? Oui, vous avez
interrogé ces astres avec d’ardentes sympathies, et vous avez cru
rencontrer des regards d’amour dans le tremblant éclat de leurs rayons;
vous avez cru sentir une voix qui tombait de là-haut pour vous caresser,
pour vous dire:--Espère, tu es venu de nous, tu reviendras vers nous!
C’est moi qui suis ta patrie, c’est moi qui t’appelle, c’est moi qui te
convie, c’est moi qui dois t’appartenir un jour!
L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez; ce n’est pas cette
violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c’est
l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers
l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à
ces insatiables désirs qui nous consument; nous leur cherchons un but
autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos
périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos
rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien
d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la
soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne
l’avons pas!
C’est pourquoi nous cherchons le ciel dans une créature semblable à
nous, et nous dépensons pour elle toute cette haute énergie qui nous
avait été donnée pour un plus noble usage. Nous refusons à Dieu le