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Vous me tourmentiez à votre guise et vous me donniez toutes les formes |
de vos inspirations. Triste, vous imprimiez à votre œuvre le |
sentiment dont vous étiez dominée; calme, vous lui donniez l’air calme |
des anges; irritée, vous lui communiquiez l’affreux sourire que le démon |
a mis sur vos lèvres. Ainsi le statuaire fait un dieu avec un peu de |
fange, et un reptile avec la même fange qui fut un dieu. |
Lélia, pardonne à ces instants de haine que tu m’inspires: c’est que je |
t’aime avec passion, avec délire, avec désespoir. Je puis bien te le |
dire sans t’offenser, sans te désobéir, puisque c’est la dernière fois |
que je te parle: tu m’as fait bien du mal! Et pourtant il t’était bien |
facile de faire de moi un homme heureux, un poëte aux idées riantes, aux |
vives inspirations; avec un mot par jour, avec un sourire chaque soir, |
tu m’aurais fait grand, tu m’aurais conservé jeune. Au lieu de cela, tu |
n’as cherché qu’à me flétrir et à me décourager. Tout en disant que tu |
voulais garder en moi le feu sacré, tu l’as éteint jusqu’à la dernière |
étincelle; tu le rallumais méchamment afin d’en surprendre l’éruption et |
d’en étouffer la flamme. Maintenant, je renonce à l’amour, je renonce à |
la vie: es-tu contente? Adieu! |
Minuit approche. Je vais... où tu ne viendras pas, Lélia! car il est |
impossible que nous ayons le même avenir. Nous n’adorons pas la même |
puissance, nous n’habiterons pas les mêmes cieux... |
XXI. |
Minuit sonna: Trenmor entra chez Sténio, il le trouva pensif, assis |
auprès du feu. Le temps était froid et sombre; la bise sifflait d’une |
voix aiguë sous les lambris vides et sonores. Il y avait sur une table, |
devant Sténio, une coupe remplie jusqu’aux bords, que Trenmor renversa |
en l’effleurant de son manteau. |
«Il faut que vous veniez avec moi auprès de Lélia, lui dit-il d’un air |
grave mais paisible; Lélia veut vous voir. Je pense que son heure est |
venue et qu’elle va mourir.» |
Sténio se leva brusquement, et retomba sur sa chaise pâle et sans |
force; puis il se leva de nouveau, prit convulsivement le bras de |
Trenmor, et courut chez Lélia. |
Elle était couchée sur un sofa; ses joues avaient un reflet bleu, ses |
yeux semblaient s’être retirés sous l’arc profond de ses sourcils. Un |
grand pli traversait son front, ordinairement si poli et si blanc; mais |
sa voix était pleine et assurée, et le sourire du dédain errait, comme |
de coutume, sur ses lèvres mobiles. |
Il y avait auprès d’elle le joli docteur Kreyssneifetter, un charmant |
homme tout jeune, blond, vermeil, au sourire nonchalant, à la main |
blanche, au parler doucereux et protecteur. Le joli docteur |
Kreyssneifetter tenait familièrement une main de Lélia dans les siennes, |
et, de temps eu temps, il interrogeait le mouvement de l’artère; puis il |
passait son autre main dans les belles boucles de sa chevelure, |
artistement relevée en pointe sur le sommet de son noble crâne. |
«Ce n’est rien, disait-il avec un aimable sourire, rien du tout. C’est |
le choléra, le choléra-morbus, la chose la plus commune du monde dans ce |
temps-ci, et la maladie la mieux connue. Rassurez-vous, mon bel ange! |
vous avez le choléra, une maladie qui tue en deux heures ceux qui ont la |
faiblesse de s’en effrayer, mais qui n’est point dangereuse pour les |
esprits fermes comme les nôtres. Ne vous effrayez donc pas, aimable |
étrangère! Nous sommes ici deux qui ne craignons pas le choléra, vous et |
moi défions le choléra! Faisons peur à ce vilain spectre, à ce hideux |
monstre qui fait dresser les cheveux au genre humain. Raillons le |
choléra! c’est la seule manière de le traiter. |
--Mais, dit Trenmor, si l’on essayait le punch du docteur Magendie? |
--Pourquoi pas le punch du docteur Magendie, dit le joli docteur |
Kreyssneifetter, si le malade n’a point de répugnance pour le punch? |
--J’ai ouï dire, reprit Lélia avec un sang-froid caustique, qu’il était |
fort contraire. Essayons plutôt les adoucissants. |
--Essayons les adoucissants, si vous croyez à la vertu des adoucissants, |
dit le joli docteur Kreyssneifetter. |
--Mais que conseilleriez-vous selon votre conscience? dit Sténio.» |
A ce mot de conscience, le docteur Kreyssneifetter jeta un regard de |
compassion moqueuse au jeune poëte; puis il se remit parfaitement, et |
dit d’un air grave: |
«Ma conscience m’ordonne de ne rien ordonner du tout, et de ne me mêler |
en rien de cette maladie. |
--C’est fort bien, docteur, dit Lélia. Alors, comme il se fait tard, |
bonsoir! N’interrompez pas plus longtemps votre précieux sommeil. |
--Oh! ne faites pas attention, reprit-il; je suis bien ici, je me plais |
à suivre les progrès du mal. J’étudie, j’aime mon métier de passion, et |
je sacrifie volontiers mes plaisirs et mon repos; je sacrifierais ma |
vie, s’il le fallait, pour le bien de l’humanité. |
--Quel est donc votre métier, docteur Kreyssneifetter? demanda Trenmor. |
--Je console et j’encourage, répondit le docteur: c’est ma vocation. |