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fantastiques du moyen âge, vous aviez vu l'homme divisé contre lui-même, |
partagé entre la chair et l'esprit, entraîné vers les ténèbres de |
l'abrutissement, mais protégé par l'intelligence vivifiante et sauvé par |
l'espoir divin. Vous aviez peint ces luttes, ces effrois et ces |
souffrances, ces promesses et ces enthousiasmes en traits sérieux et |
touchants, tout en les laissant enveloppés de leurs poétiques symboles. |
Vous aviez su nous émouvoir et nous troubler avec des personnages |
chimériques et des situations impossibles. C'est que le cœur de |
l'homme bat dans l'artiste et porte brûlantes toutes les empreintes de |
la vie réelle; c'est que l'art véritable ne fait rien d'insignifiant, et |
que la plus saine philosophie et les plus douces sympathies humaines |
président toujours aux plus brillants caprices du génie. |
Mais n'était-il pas permis de croire, après cette œuvre catholique de |
_Robert_, que toute votre puissance et toute votre inspiration s'étaient |
allumées dans votre intelligence allemande (c'est-à-dire consciencieuse |
et savante), sous le ciel de Naples ou de Palerme? N'êtes-vous pas un |
homme grave et profond du Nord, fait homme passionné par le climat |
méridional? Dans votre abord d'une modestie si touchante, dans votre |
langage si plein de grâce et de vivacité timide, dans cette espèce de |
combat que votre enthousiasme d'artiste semble livrer à je ne sais |
quelle fierté craintive d'homme du monde, je retrouvai tout le charme de |
votre œuvre, tout le piquant de votre manière. Mais la sublimité du |
grand _moi_ intérieur voilée par l'usage et la réserve légitime des |
paroles, je me demandais si vous mèneriez longtemps de front la science |
et la poésie, l'Allemagne et l'Italie, la pompe du catholicisme et la |
gravité du protestantisme; car il y avait déjà du protestantisme dans |
Bertram, dans cet esprit sombre et révolté qui interrompt parfois ses |
cris de douleur et de colère, pour railler et mépriser la foi crédule et |
les vaines cérémonies qui l'entourent. Ce beau contraste du doute |
audacieux, du courage désespéré, au milieu de ces soupirs mystiques et |
de ces élans enthousiastes vers les saints et les anges, accusait déjà |
une réunion de puissances diverses, une vive intelligence de |
transformation de la pensée et du caractère religieux dans l'homme. On a |
dit à propos des _Huguenots_ qu'il n'y a pas de musique protestante, non |
plus que de musique catholique: ce qui équivaut à dire que les cantiques |
de Luther qu'on chante en Allemagne n'ont pas un caractère différent du |
chant grégorien de la chapelle Sixtine; comme si la musique n'était |
qu'un habile arrangement de sons plus ou moins bien combinés pour |
flatter l'oreille, et que le rhythme seul approprié à la situation |
dramatique suffît pour exprimer les sentiments et les passions d'un |
drame lyrique! J'avoue que je ne comprends pas, et je me demande si la |
principale beauté de _Guillaume Tell_ ne consiste pas dans le caractère |
pastoral helvétique, si admirablement senti et si noblement idéalisé. |
Mais il a été émis sur votre compte bien d'autres paradoxes pour |
l'intelligence desquels je me creuserais vainement la tête. Jusqu'à ce |
que la lumière se fasse, je reste convaincu qu'il est au pouvoir du plus |
beau de tous les arts de peindre toutes les nuances du sentiment et |
toutes les phases de la passion. Sauf la dissertation métaphysique (et |
pour ma part je n'y ai pas regret), la musique peut tout exprimer. La |
description des scènes de la nature trouve en elle des couleurs et des |
lignes idéales, qui ne sont ni exactes ni minutieuses, mais qui n'en |
sont que plus vaguement et plus délicieusement poétiques. Plus exquise |
et plus vaste que les beaux paysages en peinture, la symphonie pastorale |
de Beethoven n'ouvre-t-elle pas à l'imagination des perspectives |
enchantées, toute une vallée de l'Engaddine ou de la Misnie, tout un |
paradis terrestre où l'âme s'envole, laissant derrière elle et voyant |
sans cesse s'ouvrir à son approche des horizons sans limites, des |
tableaux où l'orage gronde, où l'oiseau chante, où la tempête naît, |
éclate et s'apaise, où le soleil boit la pluie sur les feuilles, où |
l'alouette secoue ses ailes humides, où le cœur froissé se répand, où |
la poitrine oppressée se dilate, où l'esprit et le corps se raniment et, |
s'identifiant avec la nature, retombent dans un repos délicieux? |
Quand les bruits désordonnés du _Pré aux Clercs_ s'effacent dans le |
lointain, et que le _couvre-feu_ fait entendre sa phrase mélancolique, |
traînante comme l'heure, mourante comme la clarté du jour, est-il besoin |
de la toile peinte en rouge de l'Opéra et de l'escamotage adroit de six |
quinquets pour que l'esprit se représente l'horizon embrasé qui pâlit |
peu à peu, les bruits de la ville qui expirent, le sommeil qui déploie |
ses ailes grises dans le crépuscule, le murmure de la Seine qui reprend |
son empire à mesure que les chants et les cris humains s'éloignent et se |
perdent?--A ce moment de la représentation, j'aime à fermer les yeux, |
et à voir un ciel beaucoup plus chaud, une cité colorée de teintes |
beaucoup plus vraies, n'en déplaise à M. Duponchel, que sa belle |
décoration et le jeu habile de sa lumière décroissante. Que de fois j'ai |
juré contre le lever du soleil qui accompagne le dernier chœur du |
second acte de _Guillaume Tell_! O toile! ô carton! ô oripeaux! ô |
machines! qu'avez-vous de commun avec cette magnifique prière où tous |
les rayons du soleil s'étalent majestueusement, grandissent, flamboient; |
où le roi du jour apparaît lui-même dans sa splendeur et semble faire |
éclater les cimes neigeuses pour sortir de l'horizon à la dernière note |
du chant sacré? Mais la musique a sous ce rapport une puissance bien |
plus grande encore. Il n'est pas besoin d'une mélodie complète; il ne |
faut que des modulations pour faire passer des nuées sombres sur la face |
d'Hélios et pour balayer l'azur du ciel, pour soulever le volcan et |
faire rugir les cyclopes au sein de la terre, pour ramener la brise |
humide et la faire courir sur les arbres flétris d'épouvante. Alice |
paraît, le temps est serein, la nature chante ses harmonies sauvages et |
primitives. Tout à coup les sorcières roulent sous ses pas les anneaux |
de leur danse effrénée. Le sol s'ébranle, les gazons se dessèchent, le |
feu souterrain émane de tous les pores de la terre gémissante, l'air |
s'obscurcit, et des lueurs sinistres éclairent les rochers.--Mais la |
ronde du sabbat s'enfonce dans les cavernes inaccessibles, la nature se |
ranime, le ciel s'épure, l'air fraîchit, le ruisseau reprend son cours |
suspendu par la terreur; Alice s'agenouille et prie. |
A ce propos, et malgré la longueur de cette digression, il faut, maître, |
que je vous raconte un fait puéril qui m'est tout personnel, mais dont |