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je me suis toujours promis de vous témoigner ma reconnaissance. Il y a |
deux ans, j'allai, au milieu de l'hiver, passer à la campagne deux des |
plus tristes mois de ma vie. J'avais le spleen, et dans mes accès je |
n'étais pas très-loin de la folie. Il y avait alors dans mon cœur |
toutes les furies, tous les démons, tous les serpents, toutes les |
chaînes brisées et traînantes de votre sabbat. Quand ces crises, suivant |
la marche connue de toutes les maladies, commençaient à s'éclaircir, |
j'avais un moyen infaillible de hâter la transition et d'arriver au |
calme en peu d'instants. C'était de faire asseoir au piano mon neveu, |
beau jeune homme tout rose, tout frisé, tout sérieux, plein d'une tendre |
majesté monacale, doué d'un front impassible et d'une santé inaltérable. |
A un signe qu'il comprenait, il jouait ma chère modulation d'Alice au |
pied de la croix, image si parfaite et si charmante de la situation de |
mon âme, de la fin de mon orage et du retour de mon espérance. Que de |
consolations poétiques et religieuses sont tombées comme une sainte |
rosée de ces notes suaves et pénétrantes! Le pinson de mon lilas blanc |
oubliait aussi le froid de l'hiver, et, rêvant de printemps et d'amour, |
se mettait à chanter comme au mois de mai. L'hémérocale s'entr'ouvrait |
sur la cheminée, et, dépliant ses pétales de soie, laissait échapper sur |
ma tête, au dernier accord, son parfum virginal. Alors la pastille |
d'aloès s'enflammait dans la pipe turque, l'âtre envoyait une grande |
lueur blanche, et mon neveu, patient comme une machine à vapeur, dévoué |
comme un fils, recommençait vingt fois de suite cette phrase adorable, |
jusqu'à ce qu'il eût vu son cher oncle jeter par terre les douze aunes |
de molleton qui l'enveloppaient et hasarder les pas les plus gracieux au |
milieu de la chambre en faisant sauter son bonnet au plafond et en |
éternuant pendant vingt minutes. Comment ne vous bénirais-je pas, mon |
cher maître, qui m'avez guéri tant de fois mieux qu'un médecin, car ce |
fut sans me faire souffrir et sans me demander d'argent! et comment |
croirais-je que la musique est un art de pur agrément et de simple |
spéculation, quand je me souviens d'avoir été plus touché de ses effets |
et plus convaincu par son éloquence que par tous mes livres de |
philosophie? |
Pour en revenir à l'apparition des _Huguenots_, je vous confesse que je |
n'attendais pas une œuvre si intelligente et si forte et que je me |
fusse contenté de moins. Je ne pressentais pas tout le parti que vous |
pouviez et que vous deviez tirer du sujet, c'est-à-dire de l'idée du |
sujet, car quel sujet vous eût embarrassé après le poëme apocalyptique |
de _Robert_? Néanmoins j'avais tant aimé _Robert_ que je ne me flattais |
pas d'aimer davantage votre nouvelle œuvre. J'allai donc voir les |
_Huguenots_ avec une sorte de tristesse et d'inquiétude, non pour vous, |
mais pour moi; je savais que, quels que fussent le poëme et le sujet, |
vous trouveriez, dans votre science d'instrumentation et dans votre |
habileté, des ressources ingénieuses et les moyens de gouverner le |
public, de mater les récalcitrants et d'endormir les cerbères de la |
critique en leur jetant tous vos gâteaux dorés, tous vos grands effets |
d'orchestre, toutes les richesses d'harmonie dont vous possédez les |
mines inépuisables. Je n'étais pas en peine de votre succès; je savais |
que les hommes comme vous imposent tout ce qu'ils veulent, et que, quand |
l'inspiration leur échappe, la science y supplée. Mais pour les poëtes, |
pour ces êtres incomplets et maladifs, qui ne savent rien, qui étudient |
bien peu de chose, mais qui pressentent et devinent presque tout, il est |
difficile de les tromper, et de l'autel où le feu sacré n'est pas |
descendu nulle chaleur n'émane. Quelle fut ma joie quand je me sentis |
ému et touché par cette histoire palpitante, par ces caractères vrais et |
sans allégories, autant que j'avais été troublé et agité par les luttes |
symboliques de _Robert_!--Je n'eus ni le loisir ni le sang-froid |
d'examiner le poëme. J'ai un peu ri du style en le lisant plus tard; |
mais je comprends la difficulté d'écrire pour le chant, et d'ailleurs je |
sais le meilleur gré du monde à M. Scribe (si toutefois ce n'est pas |
vous qui lui avez fourni le sujet et les principales situations) de vous |
avoir jeté brusquement dans une arène nouvelle, dans d'autres temps, |
dans un autre pays, dans une autre religion surtout. Vous aviez donné |
la preuve d'une haute puissance pour le développement du sentiment |
religieux; ce fut une excellente idée à lui (je suppose toujours que |
vous ne la lui avez pas donnée) de vous fournir une forme religieuse qui |
ne fût pas la même, et qui ne vous contraignît pas à faire abus de vos |
ressources. |
Mais dites-nous comment, avec une trentaine de versiculets |
insignifiants, vous savez dessiner de telles individualités, et créer |
des personnages de premier ordre là où l'auteur du libretto n'a mis que |
des accessoires? Ce vieux serviteur rude, intolérant, fidèle à l'amitié |
comme à Dieu, cruel à la guerre, méfiant, inquiet, fanatique de |
sang-froid, puis sublime de calme et de joie à l'heure du martyre, |
n'est-ce pas le type luthérien dans toute l'étendue du sens poétique, |
dans toute l'acception du vrai idéal, du réel artistique, c'est-à-dire |
de la perfection _possible_? Cette grande belle fille brune, courageuse, |
entreprenante, exaltée, méprisant le soin de son bonheur comme celui de |
sa vie, et passant du fanatisme catholique à la sérénité du martyre |
protestant, n'est-ce pas aussi une figure généreuse et forte, digne de |
prendre place à côté de Marcel! Nevers, ce beau jeune homme en satin |
blanc, qui a, je crois, quatre paroles à dire dans le libretto, vous |
avez su lui donner une physionomie gracieuse, élégante, chevaleresque, |
une nature qu'on chérit malgré son impertinence, et qui parle avec une |
mélancolie adorable des nombreux désespoirs des dames de la cour à |
propos de son mariage. |
Excepté dans les deux derniers actes, le rôle de Raoul, malgré votre |
habileté, ne peut soulever la niaiserie étourdie dont l'a accablé M. |
Scribe. La vive sensibilité et l'intelligence rare de Nourrit luttent en |
vain contre cette conduite de hanneton sentimental, véritable victime à |
situations, comme nous disons en style de romancier. Mais comme il se |
relève au troisième acte! comme il tire parti d'une scène que des |
puritanismes, d'ailleurs estimables, ont incriminée un peu légèrement, |
et que, pour moi qui n'entends malice ni à l'évanouissement ni au sofa |
de théâtre, je trouve très-pathétique, très-lugubre, très-effrayante, et |
nullement anacréontique! Quel duo! quel dialogue! maître, comme vous |
savez pleurer, prier, frémir et vaincre à la place de M. Scribe! O |