text
stringlengths 0
75
|
---|
aient subi de grandes révolutions depuis le temps où je l’ai écrit. Ceci |
soulève une question plus grave, et sans laquelle je n’aurais pas pris |
le soin puéril d’écrire une préface en tête de cette seconde édition. |
Après avoir examiné cette question, les esprits sérieux me pardonneront |
de les avoir entretenus de moi un instant. |
Dans le temps où nous vivons, les éléments d’une nouvelle unité sociale |
et religieuse flottent épars dans un grand conflit d’efforts et de |
vœux dont le but commence a être compris et le lien à être forgé par |
quelques esprits supérieurs seulement; et encore ceux-la ne sont pas |
arrivés d’emblée à l’espérance qui les soutient maintenant. Leur foi a |
passé par mille épreuves; elle a échappé à mille dangers; elle a |
surmonté mille souffrances; elle a été aux prises avec toutes les |
éléments de dissolution au milieu desquels elle a pris naissance; et |
encore aujourd’hui, combattue et refoulée par l’égoïsme, la corruption |
et la cupidité des temps, elle subit une sorte de martyre, et sort |
lentement du sein des ruines, qui s’efforcent de l’ensevelir. Si les |
grandes intelligences et les grandes âmes de ce siècle ont eu à lutter |
contre de telles épreuves, combien les êtres d’une condition plus humble |
et d’une trempe plus commune n’ont-ils pas dû douter et trembler en |
traversant cette ère d’athéisme et de désespoir! |
Lorsque nous avons entendu s’élever au-dessus de cet enfer de plaintes |
et de malédictions les grandes voix de nos poètes sceptiquement |
religieux, ou religieusement sceptiques, Gœthe, Chateaubriand, Byron, |
Mickiewicz; expressions puissantes et sublimes de l’effroi, de l’ennui |
et de la douleur dont cette génération est frappée, ne nous sommes-nous |
pas attribué avec raison le droit d’exhaler aussi notre plainte, et de |
crier comme les disciples de Jésus: «Seigneur, Seigneur, nous périssons! |
Combien sommes-nous qui avons pris la plume pour dire les profondes |
blessures dont nos âmes sont atteintes et pour reprocher à l’humanité |
contemporaine de ne nous avoir pas bâti une arche où nous puissions nous |
réfugier dans la tempête? Au-dessus de nous, n’avions-nous pas encore |
des exemples parmi les poëtes qui semblaient plus liés au mouvement |
hardi du siècle par la couleur énergique de leur génie? Hugo |
n’écrivait-il pas au frontispice de son plus beau roman ἁναγχἡ? |
Dumas ne traçait-il pas dans Antony une belle et grande figure |
au désespoir? Joseph Delorme n’exhalait-il pas un chant de désolation? |
Barbier ne jetait-il pas un regard sombre sur ce monde, qui ne lui |
apparaissait qu’à travers les terreurs de l’enfer dantesque? Et nous |
autres artistes inexpérimentés, qui venions sur leurs traces, |
n’étions-nous pas nourris de cette manne amère répandue par eux sur le |
_désert des hommes_? Nos premiers essais ne furent-ils pas des chants |
plaintifs? N’avons-nous pas tenté d’accorder notre lyre timide au ton de |
leur lyre éclatante? Combien sommes-nous, je le répète, qui leur avons |
répondu de loin par un chœur de gémissements? Nous étions tant qu’on |
ne pourrait pas nous compter. Et beaucoup d’entre nous, qui se sont |
rattachés à la vie du siècle, beaucoup d’autres qui ont trouvé dans des |
convictions feintes ou sincères une contenance ou une consolation, |
regardent aujourd’hui en arrière, et s’effraient de voir que si peu |
d’années, si peu de mois peut-être les séparent de leur âge de doute, de |
leur temps d’affliction! Suivant l’expression poétique de l’un d’entre |
nous, qui est resté, lui du moins, fidèle à sa religieuse douleur, nous |
avons tous doublé le cap des Tempêtes autour duquel l’orage nous a tenus |
si longtemps errants et demi-brisés; nous sommes tous entrés dans |
l’océan Pacifique, dans la résignation de l’âge mûr, quelques-uns |
voguant à pleines voiles, remplis d’espérance et de force, la plupart |
haletants et délabrés pour avoir trop souffert. Eh bien! quel que soit |
le phare qui nous ait éclairés, quel que soit le port qui nous ait donné |
asile, aurons-nous l’orgueil ou la lâcheté, aurons-nous la mauvaise foi |
de nier nos fatigues, nos revers et l’imminence de nos naufrages? Un |
pueril amour-propre, rêve d’une fausse grandeur, nous fera-t-il désirer |
d’effacer le souvenir des frayeurs ressenties et des cris poussés dans |
la tourmente? Pouvons-nous, devons-nous le tenter? Quant à moi, je |
pense que non. Plus nous avons la prétention d’être sincèrement et |
loyalement convertis à de nouvelles doctrines, plus nous devons |
confesser la vérité et laisser exercer aux autres hommes le droit de |
juger nos doutes et nos erreurs passées. C’est à cette condition |
seulement qu’ils pourront connaître et apprécier nos croyances |
actuelles; car, quelque peu qu’il soit, chacun de nous tient une place |
dans l’histoire du siècle. La postérité n’enregistrera que les grands |
noms, mais la clameur que nous avons élevée ne retombera pas dans le |
silence de l’éternelle nuit; elle aura éveillé des échos; elle aura |
soulevé des controverses; elle aura suscité des esprits intolérants pour |
en étouffer l’essor, et des intelligences généreuses pour en adoucir |
l’amertume; elle aura, en un mot, produit tout le mal et tout le bien |
qu’il était dans sa mission providentielle de produire; car le doute et |
le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir |
pour accomplir son progrès religieux. Le doute est un droit sacré, |
imprescriptible de la conscience humaine qui examine pour rejeter ou |
adopter sa croyance. Le désespoir en est la crise fatale, le paroxysme |
redoutable. Mais, mon Dieu! ce désespoir est une grande chose! Il est le |
plus ardent appel de l’âme vers vous, il est le plus irrécusable |
témoignage de votre existence en nous et de votre amour pour nous, |
puisque nous ne pouvons perdre la certitude de cette existence et le |
sentiment de cet amour sans tomber aussitôt dans une nuit affreuse, |
pleine de terreurs et d’angoisses mortelles. Je n’hésite pas à le |
croire, la Divinité a de paternelles sollicitudes pour ceux qui, loin de |
la nier dans l’enivrement du vice, la pleurent dans l’horreur de la |
solitude; et si elle se voile à jamais aux yeux de ceux qui la discutent |
avec une froide impudence, elle est bien près de se révéler à ceux qui |
la cherchent dans les larmes. Dans le bizarre et magnifique poème des |
_Dziady_, le Konrad de Mickiewicz est soutenu par les anges au moment où |
il se roule dans la poussière en maudissant le Dieu qui l’abandonne, et |
le Manfred de Byron refuse à l’esprit du mal cette âme que le démon a si |
longtemps torturée, mais qui lui échappe à l’heure de la mort. |
Reconnaissons donc que nous n’avons pas le droit de reprendre et de |
transformer, par un lâche replâtrage, les hérésies sociales ou |
religieuses que nous avons émises. Si reconnaître une erreur passée et |