text
stringlengths
0
75
confesser une foi nouvelle est un devoir, nier cette erreur ou la
dissimuler pour rattacher gauchement les parties disloquées de l’édifice
de sa vie, est une sorte d’apostasie non moins coupable, et plus digne
de mépris que les autres. La vérité ne peut pas changer de temple et
d’autel suivant le caprice ou l’intérêt des hommes; si les hommes se
trompent, qu’ils avouent leur égarement; mais qu’ils ne fassent point à
la déesse nue l’outrage de la revêtir du manteau rapiécé qu’ils ont
traîné par le chemin.
Pénétré de l’inviolabilité du passé, je n’ai donc usé du droit de
corriger mon œuvre que quant à la forme. J’ai usé de celui-là très
largement, et _Lélia_ n’en reste pas moins l’œuvre du doute, la
plainte du scepticisme. Quelques personnes m’ont dit que ce livre leur
avait fait du mal; je crois qu’il en est un plus grand nombre à qui ce
livre a pu faire quelque bien; car, après l’avoir lu, tout esprit
sympathique aux douleurs qu’il exprime a dû sentir le besoin de chercher
sa voie vers la vérité avec plus d’ardeur et de courage; et quant aux
esprits qui, soit par puissance de conviction, soit par mépris de toute
conviction, n’ont jamais souffert rien de semblable, cette lecture n’a
pu leur faire ni bien ni mal. Il est possible que quelques personnes,
plongées dans l’indifférence de toute idée sérieuse, aient senti à la
lecture d’ouvrages de ce genre s’éveiller en elles une tristesse et un
effroi jusqu’alors inconnus. Après tant d’œuvres du génie sceptique
que j’ai mentionnés plus haut, _Lélia_ ne peut avoir qu’une bien faible
part dans l’effet de ces manifestations du doute. D’ailleurs l’effet est
salutaire, et, pourvu qu’une âme sorte de l’inertie, qui équivaut au
néant, peu importe qu’elle tende à s’élever par la tristesse ou par la
joie. La question pour nous en cette vie, et en ce siècle
particulièrement, n’est pas de nous endormir dans de vains amusements et
de fermer notre cœur à la grande infortune du doute; nous avons
quelque chose de mieux à faire: c’est de combattre cette infortune et
d’en sortir, non-seulement pour relever en nous la dignité humaine, mais
encore pour ouvrir le chemin à la génération qui nous suit. Acceptons
donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther,
Obermann, Konrad, Manfred exhalent leur profonde amertume; elles ont été
écrites avec le sang de leurs cœurs; elles ont été trempées de leurs
larmes brûlantes; elles appartiennent plus encore à l’histoire
philosophique du genre humain qu’à ses annales poétiques. Ne rougissons
pas d’avoir pleuré avec ces grands hommes. La postérité, riche d’une foi
nouvelle, les comptera parmi ses premiers martyrs.
Et nous, qui avons osé invoquer leurs noms et marcher dans la poussière
de leurs pas, respectons dans nos œuvres le pâle reflet que leur
ombre y avait jeté. Essayons de progresser comme artistes, et, en ce
sens, corrigeons nos fautes humblement; essayons surtout de progresser
comme membres de la famille humaine, mais sans folle vanité et sans
hypocrite sagesse: souvenons-nous bien que nous avons erré dans les
ténèbres, et que nous y avons reçu plus d’une blessure dont la cicatrice
est ineffaçable.
PREMIÈRE PARTIE.
Quand la crédule espérance hasarde un regard confiant parmi les
doutes d’une âme déserte et désolée pour les sonder et les guérir,
son pied chancelle sur le bord de l’abîme, son œil se trouble,
elle est frappée de vertige et de mort.
PENSÉES INÉDITES D’UN SOLITAIRE.
I.
Qui es-tu? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal? Il doit y avoir en
toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. A coup sûr, tu n’es pas
un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous! Tu es un
ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous
cacher ta nature et ton origine? Pourquoi habiter parmi nous qui ne
pouvons te suffire ni te comprendre? Si tu viens de Dieu, parle, et nous
t’adorerons. Si tu viens de l’enfer... Toi venir de l’enfer! toi si
belle et si pure! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette
voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent
jusqu’au trône de Dieu!
Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal. Ton sourire
amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes
paroles sont désolantes comme l’athéisme: il y a des moments où tu
ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia,
êtes-vous ainsi? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre
âme, quand vous niez l’amour? O ciel! vous, proférer ce blasphème! Mais
qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois?
II.
Lélia, j’ai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine.
Vous me ballottez sur une mer d’inquiétudes et de doutes. Vous semblez
vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m’élevez au ciel, et vous me
foulez aux pieds. Vous m’emportez avec vous dans les nuées radieuses, et
puis vous me précipitez dans le noir chaos! Ma faible raison succombe à
de telles épreuves. Épargnez-moi, Lélia!