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partager avec vous cette émotion délicieuse, ou peut-être, que Dieu
maintenant me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles
adorations.
Mais vous, vous étiez debout! vous n’avez pas plié le genou; vous n’avez
pas baissé les yeux! Votre regard superbe s’est promené froid et
scrutateur sur le prêtre, sur l’hostie, sur la foule prosternée: rien de
tout cela ne vous a parlé. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez
refusé votre prière au Seigneur. Seriez-vous donc une puissance
au-dessus de lui?
Eh bien, Lélia, que Dieu me le pardonne encore! pendant un moment je
l’ai cru et j’ai failli lui retirer mon hommage pour vous l’offrir. Je
me suis laissé éblouir et subjuguer par la puissance qui était en vous.
Hélas! il faut l’avouer, je ne vous vis jamais si belle. Pâle comme une
des statues de marbre blanc qui veillent auprès des tombeaux, vous
n’aviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient d’un feu sombre; et
votre vaste front, dont vous aviez écarté vos cheveux noirs, s’élevait,
sublime d’orgueil et de génie, au-dessus de la foule, au-dessus du
prêtre, au-dessus de Dieu même. Cette profondeur d’impiété était
effrayante, et, à vous voir ainsi toiser du regard l’espace qui est
entre nous et le ciel, tout ce qui était là se sentait petit. Milton
vous avait-il vue quand il fit si noble et si beau le front foudroyé de
son ange rebelle?
Faut-il vous dire toutes mes terreurs? Il m’a semblé qu’à l’instant où
le prêtre debout, élevant le symbole de la foi sur nos têtes inclinées,
vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous;
oui, il m’a semblé qu’alors son regard profond et sévère, rencontrant
votre impassible regard, s’est baissé malgré lui. Il m’a semblé que ce
prêtre pâlissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le
calice, et que sa voix s’éteignait dans sa poitrine. Est-ce là un rêve
de mon imagination troublée, ou bien en effet l’indignation a-t-elle
suffoqué le ministre du Très-Haut lorsqu’il vous a vue ainsi résister à
l’ordre émané de sa bouche? Ou bien, tourmenté comme moi par une étrange
hallucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une
puissance évoquée du sein de l’abîme, ou une révélation envoyée du ciel?
III.
Que t’importe cela, jeune poëte? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et
d’où je viens?... Je suis née comme toi dans la vallée des larmes, et
tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle
donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse, et dont une
hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées? Que peut-il
y avoir d’étrange et de mystérieux dans une existence humaine? Quelle si
grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins
vertical sur nos têtes? Allez! ce monde tout entier est bien loin de
lui; il est bien froid, bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent
combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.
Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encore peu de différence
entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles,
incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets,
avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre
destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons
sur la terre d’exil et de servitude.
Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous!
Croyez-vous que je ne souffre pas? J’ai vu des hommes plus malheureux
que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur
caractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même
degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés
d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous dont la vue
est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les
uns les autres, et à tenir note des nuances que subit l’infortune en se
révélant à nous. Tout cela qu’est-ce devant Dieu? Ce qu’est devant nous
la différence entre les brins d’herbe de la prairie.
C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je? Qu’il change
ma destinée? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter
contre mes douleurs? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir.
Vous demandez si j’adore l’esprit du mal! L’esprit du mal et l’esprit du
bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu; c’est la volonté inconnue et
mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce
sont des distinctions que nous avons créées. Dieu ne les connaît pas
plus que le bonheur et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à
l’enfer le secret de ma destinée. C’est à vous que je pourrais reprocher
de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poëte, ne
cherchez pas en moi ces profonds mystères; mon âme est sœur de la
vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant ainsi.
Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une âme qui souffre et qui attend.
Si vous l’interrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même, et
n’osera plus s’ouvrir à vous.
IV.
L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement
exprimée; Lélia; j’ai blessé la sublime pudeur de votre âme. C’est
qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux! Vous croyez que je porte sur
vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne