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Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous étiez si grande,
si sublime, que j’aurais voulu m’agenouiller devant vous et baiser la
trace embaumée du vos pas. Quand le Christ fut transfiguré dans une nuée
d’or et sembla nager aux yeux de ses apôtres dans un fluide embrasé, ils
se prosternèrent et dirent: «Seigneur, vous êtes bien le fils de Dieu!
Et puis, quand la nuée se fut évanouie et que le prophète descendit la
montagne avec ses compagnons, ils se demandèrent sans doute avec
inquiétude: «Cet homme qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui
va souper avec nous, est-il donc le même que nous venons de voir
enveloppé de voiles de feu et tout rayonnant de l’esprit du Seigneur?
Ainsi fais-je avec vous, Lélia! A chaque instant vous vous transfigurez
devant moi, et puis vous dépouillez la divinité pour redevenir mon
égale, et alors je me demande avec effroi si vous n’êtes point quelque
puissance céleste, quelque prophète nouveau, le Verbe incarné encore une
fois sous une forme humaine, et si vous agissez ainsi pour éprouver
notre foi et connaître parmi nous les vrais fidèles!
Mais le Christ! cette grande pensée personnifiée, ce type sublime de
l’âme immatérielle, il était toujours au-dessus de la nature humaine
qu’il avait revêtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se
cacher si bien qu’il ne fût toujours le premier entre les hommes. Vous,
Lélia, ce qui m’effraie, c’est que, quand vous descendez de vos gloires,
vous n’êtes plus même à notre niveau, vous tombez au-dessous de
nous-mêmes, et vous semblez ne plus chercher à nous dominer que par la
perversité de votre cœur. Par exemple, qu’est-ce donc que cette haine
profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez pour notre race?
Peut-on aimer Dieu comme vous faites, et détester si cruellement ses
œuvres? Comment accorder ce mélange de foi sublime et d’impiété
endurcie, ces élans vers le ciel, et ce pacte avec l’enfer? Encore une
fois, d’où venez-vous, Lélia? Quelle mission de salut ou de vengeance
accomplissez-vous sur la terre?
Hier, à l’heure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans
des vapeurs d’un rose bleuâtre, alors que l’air tiède d’un beau soir
d’hiver glissait dans vos cheveux, et que la cloche de l’église jetait
ses notes mélancoliques aux échos de la vallée; alors, Lélia, je vous le
dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les molles clartés du
couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d’un reflet
magique. Vos yeux, levés vers la voûte bleue, où se montraient à peine
quelques étoiles timides, brillaient d’un feu sacré. Moi, poète des bois
et des vallées, j’écoutais le murmure mystérieux des eaux, je regardais
les molles ondulations des pins faiblement agités, je respirais le suave
parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se
présente, au premier rayon ce soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs
calices d’azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez
point à tout cela; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent,
n’appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n’éveillait vos
sensations, vous étiez toute au ciel. Et quand je vous montrai le
spectacle enchanté qui s’étendait sous nos pieds, vous me dîtes, en
élevant la main vers la voûte éthérée: «_Regardez cela!_» O Lélia! vous
soupiriez après votre patrie, n’est-ce pas? vous demandiez à Dieu
pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous
rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui?
Mais, hélas! quand le froid qui commençait à souffler sur la bruyère
nous eut forcés de chercher un abri dans la ville; quand, attiré par les
vibrations de cette cloche, je vous priai d’entrer dans l’église avec
moi et d’assister à la prière du soir, pourquoi, Lélia, ne m’avez-vous
pas quitté? Pourquoi, vous qui pouvez certainement des choses plus
difficiles, n’avez-vous pas fait descendre d’en haut un nuage pour me
voiler votre face? Hélas! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le
sourcil froncé, l’air hautain, le cœur sec? Pourquoi ne vous
êtes-vous pas agenouillée sur les dalles moins froides que vous?
Pourquoi n’avez-vous pas croisé vos mains sur ce sein de femme que la
présence de Dieu aurait dû remplir d’attendrissement ou de terreur?
Pourquoi ce calme superbe et ce mépris apparent pour les rites de notre
culte? N’adorez-vous pas le vrai Dieu, Lélia? Venez-vous des contrées
brûlantes où l’on sacrifie à Brama, ou des bords de ces grands fleuves
sans nom où l’homme implore, dit-on, l’esprit du mal? car nous ne savons
ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue naître. Nul ne le
sait, et le mystère qui vous environne nous rend superstitieux malgré
nous!
Vous insensible! vous impie! oh! cela ne se peut pas! Mais dites-moi, au
nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette âme, cette
grande âme, où la poésie ruisselle, où l’enthousiasme déborde, et dont
le feu nous gagne et nous entraîne au delà de tout ce que nous avions
senti? A quoi songiez-vous hier, qu’aviez-vous fait de vous-même, quand
vous étiez là, muette et glacée dans le temple, debout comme le
pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques,
insensible à l’encens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de l’orgue, à
toute la poésie du saint lieu? Et comme elle était belle, pourtant,
cette église imprégnée d’humides parfums, palpitante d’harmonies
sacrées! Comme la flamme des lampes d’argent s’exhalait blanche et mate
dans les nuages d’opale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes
de vermeil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales d’une fumée
odorante! Comme les lames d’or du tabernacle s’enlevaient légères et
rayonnantes sous le reflet des cierges! Et quand le prêtre, ce grand et
beau prêtre irlandais, dont les cheveux sont si noirs, dont la taille
est si majestueuse, le regard si austère et la parole si sonore,
descendit lentement les degrés de l’autel, traînant sur les tapis son
long manteau de velours; quand il éleva sa grande voix, triste et
pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie; quand il nous
dit, en nous présentant l’ostensoir étincelant, ce mot si puissant dans
sa bouche: _Adoremus!_ alors, Lélia, je me sentis pénétré d’une sainte
frayeur, et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et
je baissai les yeux.
Mais votre pensée est si intimement liée dans mon âme à toutes les
grandes pensées, que je me retournai presque aussitôt vers vous pour