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Providence, le voile qui cache l’avenir.
VI.
Voilà comme vous répondez toujours! Eh bien! votre silence me fait
pressentir de telles douleurs, que je suis réduit à vous remercier de
votre silence. Pourtant cet état d’ignorance que vous croyez si doux, il
est affreux, Lélia; vous le traitez avec une dédaigneuse légèreté, c’est
que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu s’écouler comme la
mienne; mais la première passion qui s’alluma dans votre sein n’y fut
pas en lutte, j’imagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute,
vous fûtes aimée avant d’aimer vous-même. Votre cœur, ce trésor que
j’implorerais encore à genoux si j’étais roi de la terre, votre cœur
fut ardemment appelé par un autre cœur; vous ne connûtes pas les
tourments de la jalousie et de la crainte; l’amour vous attendait, le
bonheur s’élançait vers vous, et il vous a suffi de consentir à être
heureuse, à être aimée. Non, vous ne savez pas ce que je souffre, sans
cela vous en auriez pitié, car enfin vous êtes bonne, vos actions le
prouvent, en dépit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir
de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charité de
l’Évangile avec votre méchant sourire sur les lèvres; nourrir et vêtir
celui qui était nu et affamé, tout en affichant un odieux scepticisme.
Vous êtes bonne, d’une bonté native, involontaire, et que la froide
réflexion ne peut pas vous ôter.
Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion
de moi; vous me diriez s’il faut vivre ou mourir; vous me donneriez tout
de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console.
VII.
Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une
vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes? Que vous veut-il? d’où
vous connaît-il? où vous a-t-il vue? D’où vient que, le premier jour
qu’il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu’aussitôt
vous échangeâtes avec lui un triste sourire?
Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid; si
son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique.
C’est, dites-vous un grand poète qui ne se livre point au monde. Son
vaste front révèle en effet le génie; mais je n’y trouve pas cette
pureté céleste, ce rayon d’enthousiasme qui caractérise le poëte. Cet
homme est morne et désolant comme Hamlet, comme Lara, comme vous, Lélia,
quand vous souffrez. Je n’aime point à le voir sans cesse à vos côtés,
absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire tout ce que vous
réserviez de bienveillance pour la société et d’intérêt pour les choses
humaines.
Je sais que je n’ai pas le droit d’être jaloux. Aussi, ce que je souffre
parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je m’afflige (cela m’est permis)
de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous, déjà si triste,
si découragée, vous qu’il ne faudrait entretenir que d’espoir et de
douces promesses, vous voilà sous le contact d’une existence flétrie et
désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions; aucune
fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne
sait plus sourire, son teint ne s’anime jamais; il parle, il marche, il
agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis
longtemps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, madame; j’ai
beaucoup observé cet homme, j’ai percé le mystère dont il s’enveloppe.
S’il vous dit qu’il vous aime, il ment! Il ne peut plus aimer.
Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer? C’est une terrible
question que je débats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que
je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant d’amour et de
poésie émane de vous sans que votre âme en recèle le foyer. Cet homme
jette tant de froid par tous les pores, il imprime à tout ce qui
l’approche une telle répulsion, que son exemple me console et
m’encourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous
aimerais pas, j’aurais horreur de vous, comme j’ai horreur de lui.
Et cependant, oh! dans quel inextricable dédale ma raison se débat! vous
ne partagez pas l’horreur qu’il m’inspire. Vous semblez, au contraire,
attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants où,
le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles,
si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes
qui rient, et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous
tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu’une douloureuse
ressemblance s’établit entre vos sensations et même entre les traits de
votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres
fronts cet air de famille; ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment
votre frère? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis
prêt à toutes les suppositions.
Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh
bien! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n’est ni
étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis
pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de l’intimité
qui règne entre lui et vous, vous si froide, si réservée, si méfiante
parfois, et qui ne l’êtes jamais pour lui. S’il est votre frère, Lélia,
quel droit a-t-il de plus que moi sur vous? Croyez-vous que je vous aime
moins purement que lui? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus
de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur?