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Oh! que ne l’êtes-vous! vous n’auriez de moi nulle défiance, vous ne
méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que
vous m’inspirez! N’aime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a
l’âme passionnée et une sœur comme vous, Lélia! Les liens du sang,
qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de
ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses
sympathies?
Non, s’il est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne
lui devez pas plus de confiance qu’à moi. Qu’il est heureux, le maudit,
si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances, et s’il a le pouvoir de
les adoucir! Hélas! vous ne m’accordez pas seulement le droit de les
partager! Je suis donc bien peu de chose! Mon amour a donc bien peu de
prix! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque
vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau! Oh! je suis
malheureux, Lélia! car vous l’êtes, vous, et vous n’avez jamais versé
une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez d’être
gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m’être à charge en vous
livrant à votre humeur. Ah! c’est une délicatesse bien insultante,
Lélia, et qui m’a fait souvent bien du mal! Avec _lui_ vous n’êtes
jamais gaie. Voyez si j’ai sujet d’être jaloux!
VIII.
J’ai montré votre lettre à l’homme qu’on nomme ici Trenmor, et dont moi
seule connais le vrai nom. Il a pris tant d’intérêt à votre souffrance,
et c’est un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que
vous croyez mort!) qu’il m’a autorisée à vous confier son secret. Vous
allez voir que l’on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret
est le plus grand qu’un homme puisse confier à un autre homme.
Et d’abord sachez la cause de l’intérêt que j’éprouve pour Trenmor.
C’est que cet homme est le plus malheureux que j’aie encore rencontré;
c’est que, pour lui, il n’est point resté au fond du calice une goutte
de lie qu’il n’ait fallu épuiser; c’est qu’il a sur vous une immense,
une incontestable supériorité, celle du malheur.
Savez-vous ce que c’est que le malheur, jeune enfant? Vous entrez à
peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos
passions se soulèvent, accélèrent les mouvements de votre sang,
troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations
nouvelles, des inquiétudes, des tourments, et vous appelez cela
souffrir! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel
baptême du malheur! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et
précieuse souffrance que celle d’aimer! De combien de poésie n’est-elle
pas la source! Qu’elle est chaleureuse, qu’elle est productive, la
souffrance qu’on peut dire et dont on peut être plaint!
Mais celle qu’il faut renfermer sous peine de malédiction, celle qu’il
faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne
vous brûle pas, mais qui vous glace; qui n’a pas de larmes, pas de
prières, pas de rêveries; celle qui toujours veille froide et
paralytique au fond du cœur! celle que Trenmor a épuisée, c’est
celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu au jour de la justice! car
devant les hommes il faut s’en cacher. Écoutez l’histoire de Trenmor.
Il entra dans la vie sous de funestes auspices, quoique aux yeux des
hommes son destin fût digne d’envie. Il naquit riche, mais riche comme
un prince, comme un favori, comme un juif. Ses parents s’étaient
enrichis par l’abjection du vice; son père avait été l’amant d’une reine
galante; sa mère avait été la servante de sa rivale; et comme ces
turpitudes étaient habillées de pompeuses livrées, comme elles étaient
revêtues de titres pompeux, ces courtisans abjects avaient causé
beaucoup plus d’envie que de mépris.
Trenmor aborda donc le monde de bonne heure et sans obstacle: mais, à
l’âge où une sorte de honte naïve et de crainte modeste fait hésiter au
seuil, son âme sans jeunesse s’approchait du banquet sans trouble et
sans curiosité; c’était une âme inculte, ignorante, et déjà pleine
d’insolents paradoxes et d’aveuglements superbes. On ne lui avait pas
donné la connaissance du bien et du mal: sa famille s’en fût bien
gardée, dans la crainte d’être par lui méprisée et reniée. On lui avait
appris comment on dépense l’or en plaisirs frivoles, en ostentation
stupide. On lui avait créé tous les faux besoins, enseigné tous les faux
devoirs qui causent et alimentent la misère des riches. Mais si on put
le tromper sur les vertus nécessaires à l’homme, on ne put du moins
changer la nature de ses instincts. Là le travail démoralisateur fut
forcé de s’arrêter; là le souffle humain de la corruption vint échouer
contre la divine immortalité de la création intellectuelle. Le sentiment
de la fierté, qui n’est autre que le sentiment de la force, se révolta
contre les faits extérieurs. Trenmor vit le spectacle de la servitude,
et il ne put le souffrir, parce que tout ce qui était faible lui faisait
horreur. Forcé d’accepter l’ignorance de toute vertu, il trouva en
lui-même de quoi repousser tout ce qui sentait le mensonge et la peur.
Nourri dans les faux biens, il n’apprit que la débauche et la vanité qui
servent à les perdre; il ne comprit ni ne toléra l’infamie qui les
amasse et les renouvelle.
La nature a ses mystérieuses ressources, ses trésors inépuisables. De la
combinaison des plus vils éléments elle fait sortir souvent ses plus
riches productions. Malgré l’avilissement de sa famille, Trenmor était
né grand, mais âpre, rude et terrible comme une force destinée à la
lutte, comme un de ces arbres du désert qui se défendent des orages et
des tourbillons, grâce à leur écorce rugueuse, à leurs racines
obstinées. Le ciel lui donna l’intelligence; l’instinct divin était en
lui. Les influences domestiques s’efforcèrent d’anéantir cet instinct de