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IX.
Vous avez raison de me ménager: ce que j’apprends m’étonne et me
bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous
croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre
jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des
hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux?
Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle
si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle; mais pardonnez aux
perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.
[Illustration: Il vit une femme qui ne recula pas... (Page 13.)]
Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent
sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me
ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion... O Dieu! que
me reste-t-il donc à apprendre? Quelles illusions ont donc bercé ma
jeunesse? Trenmor n’est pas méprisable, dites-vous; ou, s’il l’est aux
yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens. Je n’ai pas le
droit de le juger et de dire: «Je suis plus grand que cet homme qui se
nuit à lui-même et ne profite à personne.» Eh bien! soit; je suis jeune,
je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de
la vie; mais vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie
que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le
haïr, et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou
votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu
de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses
revers...
Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne
s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants? pourquoi fait-il un
mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands
aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices
d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir
avec respect? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous
plaire?... Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous
devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour
vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me
dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour
vous qu’un fardeau inutile et qu’il faut des impressions insolites et
violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.
Eh bien! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia! dites-moi ce que vous
voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que l’amour
d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or...
Continuez, continuez cette histoire; elle m’intéresse horriblement, car
c’est une révélation de votre âme, après tout; de cette âme profonde,
mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre
jamais.
X.
Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme; que votre
orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous
Trenmor, vaudrez-vous Lélia? Cela est une question.
Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète! Que ce mot ne vous
effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la
solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur,
pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande
jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller,
imprudent que vous êtes! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor;
malgré ses malheurs, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet
homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi
je me sacrifie au point de vous quitter quelquefois pour être avec lui.
Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos
questions.
Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas
employé sa force à se réprimer? Pourquoi!... heureux Sténio!--Mais
comment donc concevez-vous la nature de l’homme? Qu’augurez-vous de sa
puissance?--Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas!
Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon!
Vois ce que tu me forces à te dire!...
Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs
semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore
rencontré un seul.--J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de
vanité surtout!--De philanthropie?... Beaucoup s’en vantèrent à moi,
mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard
plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est,
après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre
enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil
des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la
paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais
opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La
vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle
nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître; elle
nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en