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triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions! Et
la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions
ne peuvent se donner le change: la vanité peut se cacher derrière un
autre mot, que les dupes acceptent.--La philanthropie!--O mon Dieu!
quelle puérile fausseté! Où est-il l’homme qui préfère le bonheur des
autres hommes à sa propre gloire?
Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus
héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base? L’espoir
des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce
grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de
l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités,
et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de
promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y
aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de
bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement
avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du
Christ:--Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les
premiers!
Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui s’interrogent
sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la
jeunesse et qui entrent dans l’austère désenchantement de l’âge mûr,
pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du
Christ semble se réaliser dès cette vie. Après s’être cru fort, l’homme
tombé s’avoue à lui-même son néant. Il se réfugie dans la vie de la
pensée; il acquiert, par la patience et le travail, ce qu’il a cru
posséder dans l’ignorance et la vanité des jeunes années.
Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil,
les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui
s’entr’ouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles
fleurs celles que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte
n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a
infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa
virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de
parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel: La journée
s’avance; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se
font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les
fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu,
vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la
grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une
pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que
l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus
vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore
amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.
Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était
rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et
de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes; il
faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle
de la beauté, mais le secours de la force; non le charme de la grâce,
mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon âme
tout entière: aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié
chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.
_Les premiers seront les derniers!_ Un jour vint dans la vie de Trenmor,
où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de
douleur et d’ignominie, il travailla à devenir ce qu’il avait cru être,
ce qu’il n’avait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente
fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il
sentait s’éteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui
inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher
ailleurs le mot de sa destinée; mais cette femme, tout en devinant
l’intelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice,
détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un
sentiment de compassion et d’intérêt qu’elle lui a manifesté plus tard,
et dont il s’est montré digne; car à quelles amitiés humaines n’a pas
droit la créature affligée qui s’est réconciliée avec Dieu!
Trenmor avait une maîtresse belle et impudente comme l’antique ménade.
Ou l’appelait la _Mantovana_. Il la préférait aux autres, et il
s’imaginait parfois découvrir en elle une étincelle de ce feu sacré
qu’il ne savait pas définir, mais qu’il appelait _sincérité_, et qu’il
cherchait partout avec l’angoisse et la détresse du mauvais riche. Dans
une nuit de bruit et de vin, il la frappa, et elle tira de son sein un
poignard pour le tuer. Cette velléité de vengeance plut à Trenmor. Il
crut voir de la force et de la passion dans un mouvement de colère. Il
l’aima un instant. Il se passa alors en lui quelque chose d’inconnu
jusqu’alors. Un instant, il eut, au milieu des fumées de l’ivresse, la
révélation des sympathies auxquelles toute âme saine aspire. Un monde
nouveau passa comme une vision entre deux flacons de vin; mais un mot
obscène de la bacchante fit crouler cet édifice enchanté, et la lie
amère reparut au fond de la coupe. Trenmor arracha le collier de perles
de la courtisane, et le broya sous ses pieds; elle fondit en larmes.
L’amer délire du maître s’empara de cette frivole circonstance: elle
avait eu la force de la vengeance pour une injure, et elle versait des
pleurs pour un joyau. Il eut une crispation de nerfs; il prit un flacon
de cristal lourd et tranchant comme une hache et frappa au hasard. Elle
fit un cri et tomba aux pieds de Trenmor. Il ne s’en aperçut pas. Il mit
ses coudes sur la table, fixa ses yeux hagards sur les flambeaux
expirants, et, secouant la tête avec un dédaigneux sourire, resta sourd
aux cris de ses compagnons, insensible à l’agitation et à la terreur de
ses valets. Au bout d’une heure il revint à lui-même, regarda autour de
la salle et se trouva seul: une mare de sang baignait ses pieds. Il se
leva et tomba dans le sang. On avait emporta la Mantovana. Trenmor
évanoui quitta son palais pour une prison. On lui apprit l’affreux
résultat de sa fureur, il parut écouter, sourit, et retomba dans une
profonde indifférence. Ce calme stupide excita un sentiment d’horreur.
On l’interrogea. Il répondit la vérité: «Vouliez-vous tuer cette femme?