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vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin |
pour faire comme fait la foule, pour qu’en voyant votre cruauté les |
autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui |
montrer un peu de pitié, car on pourrait l’interpréter mal, et croire |
que vous êtes le frère ou l’ami de la victime. Et si l’on supposait que |
vous êtes capable des mêmes forfaits, si l’on disait de vous: «Voyez cet |
homme qui tend la main au proscrit; n’est-il point son compagnon de |
misère et d’infamie?» Oh! plutôt que de faire dire cela, lapidons le |
proscrit; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le! Apportons |
notre part d’insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette |
hideuse emporte le condamné à l’échafaud, le peuple se rue à l’entour |
pour accabler d’outrages ce reste d’homme qui va mourir. Faites comme le |
peuple, Sténio! Que dirait-on de vous dans cette ville où vous êtes |
étranger comme nous, si l’on vous voyait toucher sa main? On penserait |
peut-être que nous avez été au bagne avec lui! Plutôt que de vous |
exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit! L’amitié du maudit est |
dangereuse. L’ineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est |
trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre |
calcul? est-ce votre sentiment, Sténio? |
N’ayez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu l’histoire de cette |
jeune fille qui, voyant marcher à la mort un illustre infortuné, fendit |
la presse des curieux indifférents, et ne sachant quel témoignage |
d’intérêt lui donner, pauvre et simple enfant qu’elle était, lui offrit |
une rose qu’elle avait à la main, une rose pure et suave comme elle, une |
rose que son amant peut-être lui avait donnée, et qui fut le seul, le |
dernier témoignage d’affection et de pitié que reçut un prince marchant |
au supplice? N’êtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du |
lépreux d’Aoste, de l’action naturelle et simple du narrateur qui lui |
tend la main? Pauvre lépreux, qui n’avait pas touché la main de son |
semblable depuis tant d’années, qui eut tant de peine à refuser cette |
main amie, et qui pourtant la refusa dans la crainte de l’infecter de |
son mal!... |
Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne? Le malheur est-il |
donc contagieux comme la lèpre? Eh bien, soit! que la réprobation du |
vulgaire nous enveloppe tous deux, et que Trenmor lui-même soit ingrat! |
j’aurai pour moi Dieu et mon cœur, n’est-ce pas bien plus que |
l’estime du vulgaire et la reconnaissance d’un homme? Oh! donner un |
verre d’eau à relui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, |
cacher la rougeur d’un front couvert de honte, jeter un brin d’herbe à |
une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas d’engloutir, ce sont là |
de minces bienfaits! Et pourtant l’opinion nous les interdit ou nous les |
conteste! Honte à nous! nous n’avons pas un bon mouvement qu’il ne |
faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes à être |
vains et impitoyables, et cela s’appelle l’_honneur_! Malédiction sur |
nous tous! |
Eh bien! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un |
acte de miséricorde, j’éprouve pour cet homme une sorte de respect |
enthousiaste! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, |
perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous! |
Savez-vous comment il a supporté son malheur? Vous vous seriez tué, |
vous; certes, avec votre fierté, vous n’eussiez pas accepté le |
châtiment, de l’infamie. Eh bien! il s’est soumis, il a trouvé que le |
châtiment était juste, qu’il l’avait mérité, non pas tant pour son crime |
que pour le mal qu’il avait fait à son âme durant le cours de plusieurs |
années. Et puisqu’il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il |
l’a subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects |
compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a supporté |
le regard des curieux; il a vécu cinq ans dans cette fange parmi ces |
bêtes féroces et venimeuses; il a subi le mépris des derniers scélérats |
et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui |
avait été si riche et si voluptueux, cet homme d’habitudes raffinées et |
de caprices despotiques! Celui qui volait sur les flots entouré de |
femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide; celui qui |
fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux |
de l’Arabie, celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce comme Byron, |
cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et d’excitation sous toutes |
ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne! |
Et cet égout infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père |
qui a vendu ses filles et le fils qui a empoisonné sa mère, le bagne, |
d’où l’on sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti |
debout, calme, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la |
créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front |
de l’homme purifié. |
XIII. |
Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de |
l’automne, alors que le vent d’hiver n’ose pas encore troubler les flots |
muets, et que les glaïeuls roses de la rive dorment, bercés par de |
molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les |
contours anguleux de la montagne, et, se laissant tomber sur les eaux, |
semblèrent reculer l’horizon, qu’elles finirent par effacer. Alors la |
surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet |
riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée: il n’y eut plus de |
distraction possible, plus de sensation imposée par les images |
extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le |
lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n’y avait plus dans |
la nature que les cieux et l’homme, que l’âme et le doute. |
Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l’air bleu de |
la nuit sa grande taille enveloppée d’un sombre manteau. Il élevait son |
large front et sa vaste pensée vers ce ciel si longtemps irrité contre |
lui. |