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«Sténio, dit-il au jeune poëte, ne saurais-tu ramer moins vite et nous |
laisser écouter plus à loisir le bruit harmonieux et frais de l’eau |
soulevée par les avirons? En, mesure, poëte, en mesure! Cela est aussi |
beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien, |
maintenant! Entendez-vous le son plaintif de l’eau qui se brise et |
s’écarte? Entendez-vous ces frêles gouttes qui tombent une à une en |
mourant derrière nous, comme les petites notes grêles d’un refrain qui |
s’éloigne? |
«J’ai passé bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des |
mers paisibles sous le beau ciel de la Méditerranée. C’est ainsi que |
j’écoutais avec délices le remous des canots au bas de nos remparts. La |
nuit, dans cet affreux silence de l’insomnie qui succède au bruit du |
travail et aux malédictions infernales de la douleur, le bruit faible et |
mystérieux des vagues qui battaient le pied de ma prison, réussissait |
toujours à me calmer. Et plus tard, quand je me suis senti aussi fort |
que ma destinée, quand mon âme affermie n’a plus été forcée de demander |
secours aux influences extérieures, ce doux bruit de l’eau venait bercer |
mes rêveries, et me plongeait dans une délicieuse extase.» |
En ce moment un goëland cendré traversa le lac, et, perdu dans la |
vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor. |
«Encore un ami, dit le pénitent, encore un doux souvenir! Quand je me |
reposais sur la grève, immobile comme les dalles du port, parfois ces |
oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s’approchaient de |
moi et me contemplaient sans effroi: c’étaient les seuls êtres qui |
n’eussent ni aversion ni mépris à me témoigner. Ceux-là ne comprenaient |
pas ma misère; ils ne me la reprochaient pas; et, quand je faisais un |
mouvement, ils prenaient leur volée. Ils ne voyaient pas que j’avais une |
chaîne au pied, que je ne pouvais les poursuivre; ils ne savaient pas |
que j’étais un galérien; ils s’enfuyaient comme ils eussent fait devant |
un homme! |
--Homme! dit le jeune poëte au forçat, dis-moi où ton âme d’airain a |
pris la force de supporter les premiers jours d’une semblable existence? |
--Je ne te le dirai pas, Sténio, car je ne le sais plus: dans ces |
jours-là je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais |
rien.--Mais, quand j’eus compris combien cela était horrible, je me |
sentis la force de le supporter. Ce que j’avais confusément redouté |
était une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu’il y avait là du |
travail, d’âpres fatigues, des jours de feu et des nuits de glace, des |
coups, des injures, des rugissements, la mer immense devant les yeux, la |
pierre immobile du cercueil sous les pieds, des récits effroyables à |
entendre et des souffrances hideuses à voir, je compris que je pouvais |
vivre parce que je pouvais lutter et souffrir. |
--Parce qu’il faut à ta grande âme, dit Lélia, des sensations violentes |
et des toniques brûlants. Mais, dis-nous, Trenmor, comment tu t’es fait |
au calme; car enfin, tu l’as dit tout à l’heure, le calme est venu te |
trouver même au sein de ce repaire; et d’ailleurs toutes les sensations |
s’émoussent à force de se reproduire. |
--Le calme, dit Trenmor en levant vers le ciel un regard sublime; le |
calme, c’est le plus grand bienfait de la Divinité, c’est l’avenir où |
tend sans cesse l’âme immortelle, c’est la béatitude! le calme, c’est |
Dieu! Eh bien! c’est dans un enfer que je l’ai trouvé. Le secret de la |
destinée humaine, sans cet enfer je ne l’aurais jamais compris, je ne |
l’aurais jamais goûté, moi homme sans croyance et sans but, fatigué |
d’une vie dont je cherchais en vain l’issue, tourmenté d’une liberté |
dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d’y rêver, tant |
j’étais pressé de pousser le temps et d’abréger l’ennui d’exister! |
J’avais besoin d’être débarrassé pour quelque temps de ma volonté, et de |
tomber sous l’empire de quelque volonté haineuse et brutale qui |
m’enseignât le prix de la mienne. Cette surabondance d’énergie, qui |
s’allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie |
sociale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses |
de la vie expiatoire. J’ose dire qu’elle en sortit victorieuse: mais la |
victoire amena sa lassitude et son contentement salutaire. Pour la |
première fois, je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi |
bienfaisantes qu’elles avaient été rares et incomplètes pour moi au sein |
du luxe. Au bagne j’appris ce que vaut l’estime de soi-même, car, loin |
d’être humilié du contact de toutes ces existences maudites, en |
comparant leur lâche effronterie et leur morne fureur à la calme |
résignation qui était en moi, je me relevai à mes propres yeux, et |
j’osai croire qu’il pouvait exister quelque faible et lointaine |
communication entre le ciel et l’homme courageux. Dans mes jours de |
fièvre et d’audace, je n’avais jamais pu réussir à espérer cela. Le |
calme enfanta cette pensée régénératrice, et peu à peu elle prit racine |
en moi. Je vins à bout d’élever tout à fait mon âme vers Dieu et de |
l’implorer avec confiance. Oh! alors, que de torrents de joie coulèrent |
dans cette pauvre âme dévastée! Comme les promesses de la Divinité se |
firent humbles et miséricordieuses pour descendre jusqu’à moi et se |
révéler à mes faibles yeux! C’est alors que je compris le mystérieux |
symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes, |
et toute cette mythologie chrétienne si poétique et si tendre, ces |
rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du |
spiritualisme qui ouvre enfin à l’homme infortuné une carrière d’espoir |
et de consolation! O Lélia! ô Sténio! vous croyez en Dieu aussi, |
n’est-ce pas?» |
Tous deux gardèrent le silence. Lélia était apparemment dans une |
disposition plus sceptique qu’à l’ordinaire. Sténio ne pouvait vaincre |
le dégoût que lui inspirait Trenmor, son âme se refusait à s’épancher |
dans la sienne. Cependant il fit un effort sur lui-même, non pour |
répondre mais pour interroger encore. |
«Trenmor, dit-il, tu ne m’apprends pas de toi ce qu’il m’importe de |