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et l'esprit du journal, et appelés à prononcer sur les œuvres de
quelque importance; je voudrais qu'une foule d'enfants sans savoir, sans
goût et sans expérience, ne fût pas admise à juger les doyens de l'art,
à faire ou à empêcher de naissantes réputations, sur la seule
recommandation d'un style aisé, d'une rédaction abondante et facile,
d'un esprit ingénieux et plaisant. Je voudrais que nul n'osât exercer la
critique comme une profession, mais que tout homme de talent et de
savoir en remplît le sérieux et noble exercice comme un devoir, et par
amour des lettres, sauf à en tirer un honnête bénéfice dans l'occasion,
puisqu'il est permis même au prêtre de vivre de l'autel.
Je ne suis pas de ceux qui pensent que les artistes seuls doivent juger
les artistes. Je crois au contraire que généralement c'est une assez
mauvaise épreuve, et que les journaux deviendraient bien vite, entre les
mains de rivaux de même profession, le théâtre de combats sans dignité,
sans retenue, où, la passion s'exprimant toujours, on approcherait
moins que jamais de la vérité. Le rôle du critique demanderait, certes,
des connaissances spéciales, de plus un coup d'œil calme et
désintéressé, et il est bien difficile que ce calme et ce
désintéressement soient l'apanage de quiconque sent sa destinée dans les
mains du public. Sans exclure donc certains artistes dont l'expérience,
la position faite ou le caractère exceptionnel donneraient des garanties
suffisantes, j'accorderais peu de moyens de gouverner l'opinion à ceux
qui ont personnellement et exclusivement besoin de l'opinion.
Et si cette foule de jeunes beaux-esprits qui vit du feuilleton se
plaignait de n'avoir plus de moyens de publicité ou d'occasion de
développement, je lui dirais: «Rendez grâces à des mesures qui vous
forcent à travailler et à produire; vous faisiez un métier d'eunuques et
d'esclaves; vous étiez condamnés à baigner, à déshabiller et à rhabiller
sans cesse, à promener dans les rues les enfants des riches; soyez pères
à votre tour. Que vos enfants soient beaux ou difformes, forts ou
malingres, vous les aimerez, car ils seront à vous. Votre vie de haine
et de pitié se changera en une vie d'amour et d'espérance. Vous ne serez
peut-être pas tous de grands hommes, mais du moins vous serez hommes, et
vous ne l'êtes pas.»
Et si, pour être plus réfléchis et plus judicieux, les arrêts de la
critique devenaient plus rares (ce qui serait inévitable), si les
entrepreneurs de journaux se plaignaient du vide de leurs colonnes, le
public de l'absence de feuilleton, pourquoi n'offrirait-on pas
précisément ces pages blanches, hélas! si désirées et si difficiles à
aborder, à tous ces talents inconnus et modestes qui répugnent à faire
de la critique sans expérience, et qui cherchent vainement les moyens de
percer l'obscurité où ils s'éteignent, faute d'un éditeur qui les devine
et qui leur prête son papier et ses caractères _gratis_? Pourquoi tous
ces jeunes feuilletonistes, que l'on force à se tenir, comme des
pompiers ou des exempts de police, à toutes les représentations
nouvelles, et à écrire gravement toute la nuit sur les plus ignobles
pasquinades des petits théâtres, (sauf à citer le déluge à propos d'un
chapon), ne seraient-ils pas appelés à publier quotidiennement ces
poëmes et ces romans qui dorment dans le portefeuille ou qui sommeillent
dans le cerveau, étouffés par les nécessités d'un métier abrutissant[G]?
Pauvres enfants jeunes lévites de l'art, flétris dans la fleur de votre
talent par les exigences scandaleuses de la presse, vous qui eussiez été
avec joie, avec douceur, avec amour, et avec profit surtout, les
disciples des grands maîtres, ne craignez pas que je vous condamne sans
pitié, et que je méconnaisse ce qu'il y eut, ce qu'il y a peut-être
encore de grand et de pur en vous! Je sais vos secrets, je connais vos
déboires, j'ai soulevé la coupe de vos douleurs! Je sais que plus d'un
parmi vous, assis la nuit dans sa mansarde froide et misérable, forcé
d'avoir le lendemain (ce qui équivaut aujourd'hui au pain des artistes
d'autrefois) un habit propre et des gants neufs, à laissé tomber son
visage baigné de larmes sur les pages de quelque beau livre nouveau que
la haine ou l'envie lui avait prescrit d'injurier, et que ses profondes
sympathies le forçaient se jeter loin de lui afin de pouvoir condamner
l'artiste sans l'entendre. Pitié à vous qui avez été forcés de rougir de
vous-mêmes! Honte et malheur à vous qui vous êtes habitués à ne plus
rougir!
Mais pourquoi, maître, vous ai-je entretenu si longtemps de la critique
française? Vous êtes placé trop haut pour vous occuper d'elle à ce
point, et peut-être ignorez-vous seulement qu'elle ait tâché de disputer
au public européen les palmes qu'il vous tend de toutes parts? Loin de
moi la pensée grossière de vous consoler de quelques injustices que
vous avez dû accepter avec l'humanité souriante d'un conquérant, pour
peu qu'elles aient frappé votre oreille. Je ne sais pas si les hommes
comme vous sont aussi modestes que leur gracieux accueil et leur exquise
politesse le donnent à penser; mais je sais que la conscience de leur
force leur inspire une haute sagesse. Ils vivent avec le dieu, et non
avec les hommes; ils sont bons, parce qu'ils sont grands.
Vous souvenez-vous, maître, qu'un soir j'eus l'honneur de vous
rencontrer à un concert de Berlioz? Nous étions fort mal placés, car
Berlioz n'est rien moins que galant dans l'envoi de ses billets; mais ce
fut une vraie fortune pour moi que d'être jeté là par la foule et le
hasard. On joua la _Marche au supplice_. Je n'oublierai jamais votre
serrement de main sympathique et l'effusion de sensibilité avec laquelle
cette main chargée de couronnes applaudit le grand artiste méconnu qui
lutte avec héroïsme contre son public ingrat et son âpre destinée; vous
eussiez voulu partager avec lui vos trophées, et je m'en allai les yeux
tout baignés de larmes, sans trop savoir pourquoi, car quelle merveille
que vous soyez ainsi?
XII
A M. NISARD