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eussiez dû vous en prendre de ce qui blesse la raison dans mes livres. |
Il ne fallait peut-être pas m'attribuer aussi résolument un but |
antisocial; il ne fallait certainement pas non plus me croire aussi |
ingénieux, aussi savant et aussi ferme dans mon procédé de fabrication. |
En un mot, le talent est peut-être beaucoup au-dessous et la conscience |
beaucoup au-dessus de ce que vous avez imaginé de moi. La vie des trois |
quarts des artistes se consume à produire les parties incomplètes d'un |
tout qui reste et meurt à jamais enfoui dans le sanctuaire de leur |
pensée. |
Ce que j'accepte pour complétement vrai dans votre jugement, le voici: |
«La ruine des maris, ou tout au moins leur impopularité, tel a été le |
but des ouvrages de George Sand.» |
Oui, monsieur, la ruine des _maris_, tel eût été l'objet de mon |
ambition, si je me fusse senti la force d'être un _réformateur_; mais si |
j'ai mal réussi à me faire comprendre, c'est que je n'ai pas eu cette |
force, et qu'il y a en moi plus de la nature du poëte que de celle du |
législateur. Vous voudrez bien faire droit, j'espère, à cette humble |
réclamation. |
Je m'imaginais toutefois que le roman est, comme la comédie, une école |
de mœurs, où les _abus_, les _ridicules_, les _préjugés_ et les |
_vices_ du temps sont le domaine d'une censure susceptible de prendre |
toutes les formes. Il m'est arrivé souvent d'écrire _lois sociales_ à la |
place des mots italiques ci-dessus, et je n'ai pas songé un seul instant |
qu'il y eût du danger à le faire. Qui pouvait me supposer l'intention de |
refaire les lois du pays? En vérité, j'ai été bien étonné lorsque |
quelques saint-simoniens, philanthropes consciencieux, chercheurs |
estimables et sincères de la vérité, m'ont demandé ce que je mettrais à |
la place des _maris_. Je leur ai répondu naïvement que c'était le |
_mariage_, de même qu'à la place des prêtres, qui ont tant compromis la |
religion, je crois que c'est la religion qu'il faut mettre. |
Il est vrai que j'ai peut-être fait une grande faute contre le langage |
lorsque, parlant des _abus_, des _ridicules_, des _préjugés_ et des |
_vices_ de la société, je me suis exprimé collectivement et que j'ai dit |
la _société_. J'ai eu tort aussi de dire souvent le _mariage_ au lieu |
des _personnes mariées_. Tous ceux qui me connaissent peu ou prou ne s'y |
sont pas mépris, parce qu'ils savent que je n'ai jamais songé à refaire |
la Charte constitutionnelle. Je pensais que le public s'occuperait si |
peu de mon individu qu'il ne viendrait à l'esprit de personne |
d'incriminer l'emploi des mots et d'exercer sur la vie d'un pauvre |
poëte, jusqu'au fond de sa mansarde, une sorte d'inquisition pour le |
forcer à justifier ses actions, ses pensées et ses croyances, à décliner |
le sens exact d'expressions plus ou moins vagues, mais toujours placées |
peut-être de manière à s'expliquer de soi-même. Il est possible que le |
public n'ait pas eu en cela un rôle bien grave, et que la partie virile, |
soi-disant outragée, se soit livrée à un peu de commérage puéril sur un |
sujet peu digne d'un si triste honneur. Mais ce qu'il y a de certain, |
c'est que j'ai eu tort de n'être pas parfaitement clair, précis, logique |
et correct. Hélas! monsieur, je me reproche tous les jours un tort bien |
grave, c'est de n'être ni Bossuet ni Montesquieu; mais je n'ai pas trop |
l'espoir de m'en corriger, je vous le confesse. |
Un autre reproche sérieux que vous m'adressez est celui-ci: «Il serait |
peut-être plus héroïque, à qui n'a pas eu le bon lot, de ne pas |
scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas privé une |
question sociale,» etc. |
Tout ce paragraphe est noblement pensé et noblement écrit. Ce n'est pas |
le sentiment exprimé là qui me trouvera rebelle. Je mets la patience et |
l'abnégation au-dessus de tout, et je ne réponds rien à ce qui peut me |
concerner personnellement dans ce reproche. Si j'écrivais à un prêtre, |
peut-être le récit d'une confession générale entraînerait-il |
victorieusement l'absolution en même temps que la réprimande et la |
pénitence. Mais il n'y a encore eu que Jean-Jacques qui ait eu le droit |
de se confesser en public. Je répondrai donc d'une manière générale. |
Il me semble qu'il y a beaucoup de prétention à la patience et à |
l'abnégation dans le monde. Il me semble (je ne sais si je me trompe) |
que nous ne vivons pas dans un siècle d'indépendance et d'orgueil |
illimité; je ne vois pas que les hommes aient, dans ce temps-ci, un |
bien vif sentiment de leur dignité, et qu'il faille les engager à plier |
les deux genoux un peu plus bas qu'ils ne le font devant des |
considérations et des intérêts qui ne sont ni la religion, ni la morale, |
ni l'ordre, ni la vertu.--Par la même raison, je ne vois pas que les |
femmes de ces hommes-là se rapprochent trop du courage des mères |
spartiates ou de la fierté patriotique des dames romaines. |
Je ne sais enfin si j'ai la vue trouble, mais je crois voir qu'on a fait |
un grand abus du _silence_, au moyen duquel on _échappe aux crises |
violentes_ du mariage, aux _désordres_ (il faudrait plutôt dire aux |
_calamités_) de la _séparation_. Dans les siècles de foi, dans le temps |
où l'on adorait le Christ, l'abnégation et la patience étaient les |
vertus qu'il fallait recommander par-dessus tout à des femmes récemment |
sorties des autels druidiques, du bivouac sanglant et du conseil de |
guerre où leurs époux les avaient peut-être un peu trop laissées |
s'immiscer; mais aujourd'hui que nos mœurs n'ont plus guère de |
rapport, que je sache, avec les forêts de la Germanie, surtout depuis |
que la régence et le directoire ont enseigné aux femmes le secret de |
vivre en très-bonne intelligence avec leurs époux, j'ai pu penser que, |
si une sorte de moralité était nécessaire à des contes frivoles, on |
pourrait bien adopter celle-ci: «Le désordre des femmes est |
_très-souvent_ provoqué par la férocité ou l'infamie des hommes;» ou |
celle-ci: «Le mensonge n'est pas la vertu; la lâcheté n'est pas |
l'abnégation;» ou bien encore celle-ci: «Un mari qui méprise ses devoirs |
de gaieté de cœur, en jurant, riant et buvant, _est quelquefois_ |
moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en |