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MONSIEUR, |
Il y a bien peu de critiques qui vaillent la peine qu'on accepte ce |
qu'elles ont de louangeur ou qu'on rétorque ce qu'elles ont d'erroné. Si |
je reçois avec reconnaissance ce que la vôtre a de bienveillant, et si |
j'essaie de combattre ce qu'elle a de sévère, c'est que j'y trouve, en |
même temps que le talent et la lumière, un grand fonds de tolérance et |
de bonne foi. |
S'il ne s'agissait pour moi que de vanité satisfaite, je n'aurais que |
des remerciments à vous offrir; car vous accordez à la partie |
imaginative de mes contes beaucoup plus d'éloges qu'elle n'en mérite. |
Mais, plus je suis touché de votre suffrage, plus il m'est impossible |
d'accepter votre blâme à certains égards, et c'est pour m'en disculper |
que je commets (bien malgré moi, et contrairement à mes habitudes) |
l'impertinence de parler de moi à quelqu'un dont je n'ai pas l'honneur |
d'être connu. |
Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes |
livres. Permettez-moi d'en excepter quatre ou cinq, entre autres |
_Lélia_, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre |
l'institution sociale, et où je ne sache pas qu'il en soit dit un mot. |
_Lélia_ pourrait aussi répondre, entre tous mes essais, au reproche que |
vous m'adressez de vouloir réhabiliter _l'égoïsme des sens_, et de faire |
la _métaphysique de la matière_. _Indiana_, ne m'a pas semblé non plus, |
lorsque je l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois |
que dans ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient |
bien), _l'amant_ (_ce roi de mes livres_, comme vous l'appelez |
spirituellement) a un pire rôle que le mari. _Le Secrétaire intime_ a |
pour sujet (si je ne me trompe pas absolument sur mes intentions) les |
douceurs de la fidélité conjugale. _André_ n'est ni _contre_ le mariage, |
ni _pour_ l'amour adultère. _Simon_ se termine par l'hyménée, ni plus ni |
moins qu'un conte de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans |
_Valentine_, dont le dénoûment n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, |
la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, |
par un second mariage, d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre. Dans |
_Leoni_, la question du mariage n'est pas plus en jeu que dans _Manon |
Lescaut_, dont j'ai essayé, dans un but tout artistique, de faire une |
sorte de pendant, et où certes l'amour effréné pour un indigne objet, la |
servitude qu'un être corrompu dans sa force impose à un être aveugle |
dans sa faiblesse, n'est pas présenté dans ses résultats sous des |
couleurs plus engageantes que dans le roman inimitable de l'abbé |
Prévost. Reste donc _Jacques_, le seul qui ait été assez heureux, je |
crois, pour obtenir de vous quelque attention, et c'est, à coup sûr, |
plus qu'aucune production de moi ne mérite encore de la part d'un homme |
grave. |
Il est bien possible qu'en effet _Jacques_ prouve tout ce que vous y |
avez trouvé d'hostile à l'ordre domestique. Il est vrai qu'on y a trouvé |
tout le contraire aussi, et que l'on a pu avoir également raison. Quand |
un livre, si futile qu'il soit, ne prouve pas clairement, uniquement, |
sans contestation et sans réplique, ce qu'il veut prouver, c'est la |
faute du livre, mais non pas toujours celle de l'auteur. Comme artiste, |
il a péché grossièrement; sa main sans expérience et sans mesure a |
trompé sa pensée; mais comme homme, il n'a pas eu l'intention de |
mystifier le public ou d'altérer les principes de l'éternelle vérité. |
On raconte à Florence et à Milan beaucoup d'anecdotes vraies ou fausses |
sur l'immortel Benvenuto Cellini. On m'a dit qu'il lui arrivait souvent |
d'entreprendre un vase et d'en dessiner la forme et les proportions avec |
soin; mais quand il en était à l'exécution, il lui arrivait de se |
passionner si singulièrement pour certaine figure ou pour certain |
feston, qu'il se laissait entraîner à grandir l'une pour la poétiser, et |
à déplacer l'autre pour lui donner une courbe plus gracieuse. Alors, |
emporté par l'amour du détail, il oubliait l'œuvre pour l'ornement, |
et, s'apercevant trop tard de l'impossibilité de revenir à son premier |
dessein, au lieu d'une coupe qu'il avait commencée, il produisait un |
trépied; au lieu d'une aiguière, une lampe; au lieu d'un Christ, une |
poignée d'épée. Ainsi, en se contentant lui-même, il mécontentait ceux à |
qui son travail était destiné. |
Tant que Cellini fut dans la force de son génie, cet emportement fut une |
qualité de plus, chaque œuvre de sa main fut complète et |
irréprochable dans son genre; mais quand la persécution, le désordre de |
sa vie, le cachot, les voyages et la misère l'eurent éprouvé, sa main |
moins ferme et son inspiration moins prompte produisirent des ouvrages |
d'un fini merveilleux dans les détails et d'une maladresse inconcevable |
dans l'ensemble. La coupe, le trépied, l'aiguière et la poignée d'épée |
se rencontrèrent dans son cerveau, se firent la guerre, se réunirent, et |
enfin trouvèrent place tous ensemble dans des compositions sans forme et |
sans usage, comme sans logique et sans unité. Ce que l'on attribue au |
grand Benvenuto, dans la décrépitude de son génie, arrive tous les jours |
au talent incomplet qui n'a pas encore atteint sa virilité, et qui |
peut-être, hélas! ne sortira jamais de son enfance. C'est ce qui m'est |
arrivé en écrivant _Jacques_; et, sans doute, tous mes autres récits se |
ressentent de cette hâte d'ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît |
à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s'amuser aux |
moyens. |
Ce n'est donc pas au lecteur qui m'a si favorablement et si durement |
jugé, que j'en appelle de ses propres arrêts; c'est à l'artiste dont le |
talent a eu sans doute aussi ses jours de jeunesse et ses heures de |
tentation. Celui-là devrait être très-retenu en fait de conclusions, et |
savoir que ce qu'il y a de plus difficile au monde, ce que l'on peut |
appeler le triomphe et le couronnement de la volonté, c'est de dire ce |
qu'on veut dire et de faire ce qu'on veut faire. |
C'était donc bien plus à la _main-d'œuvre_ qu'à l'intention que vous |