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noble et de si puissant, que Sténio en fut troublé. Il jeta un regard |
timide sur lui-même, et demanda pardon à Dieu, dans son cœur, d’avoir |
offensé celui qui s’était mis sous la protection du ciel. |
Trenmor tomba dans une profonde rêverie. Ses compagnons imitèrent son |
silence. La belle Lélia regardait le sillage de la barque où le reflet |
des étoiles tremblantes faisait courir de minces filets d’or mouvant. |
Sténio, les yeux attachés sur elle, ne voyait qu’elle dans l’univers. |
Quand la brise, qui commençait à se lever par frissons brusques et |
rares, lui jetait au visage une tresse des cheveux noirs de Lélia, ou |
seulement la frange de son écharpe, il frémissait comme les eaux du lac, |
comme les roseaux du rivage; et puis la brise tombait tout à coup comme |
l’haleine épuisée d’un sein fatigué de souffrir. Les cheveux de Lélia et |
les plis de son écharpe retombaient sur son sein, et Sténio cherchait en |
vain un regard dans ses yeux dont le feu savait si bien percer les |
ténèbres, quand Lélia daignait être femme. Mais à quoi pensait Lélia en |
regardant le sillage de la barque?--La brise avait emporté le |
brouillard; tout à coup Trenmor aperçut à quelques pas devant lui les |
arbres du rivage, et, vers l’horizon, les lumières rougeâtres de la |
ville; il soupira profondément. |
«Eh quoi! dit-il, déjà! Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien |
pressé de nous ramener parmi les hommes!» |
XIV. |
Quelques heures après, ils étaient au bal chez le riche musicien Spuela. |
Trenmor et Sténio rentraient sous la coupole, et, du fond de cette |
rotonde vide et sonore, ils promenaient leurs regards sur les grandes |
salles pleines de mouvement et de bruit. Les danses tournoyaient en |
cercles capricieux sous les bougies pâlissantes, les fleurs mouraient |
dans l’air rare et fatigué, les sons de l’orchestre venaient s’éteindre |
sous la voûte de marbre, et dans la chaude vapeur du bal passaient et |
repassaient de pâles figures tristes et belles sous leurs habits de |
fête; mais au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons |
éclatants adoucis par le vague de la profondeur et le poids de |
l’atmosphère, au-dessus des masques bizarres, des parures étincelantes, |
des frais quadrilles, et des groupes de femmes vives et jeunes, |
au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, s’élevait la |
grande figure isolée de Lélia. Appuyée contre un cippe de bronze |
antique, sur les degrés de l’amphithéâtre, elle contemplait aussi le |
bal, elle avait revêtu aussi un costume caractéristique, mais l’avait |
choisi noble et sombre comme elle: elle avait le vêtement austère et |
pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d’un jeune |
poëte d’autrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la |
poésie n’était pas coudoyée dans la foule. Les cheveux noirs de Lélia, |
rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu |
semblait avoir imprimé le sceau d’une mystérieuse infortune, et que les |
regards du jeune Sténio interrogeaient sans cesse avec l’anxiété du |
pilote attentif au moindre souffle du vent et à l’aspect des moindres |
nuées sur un ciel pur. Le manteau de Lélia était moins noir, moins |
velouté que ses grands yeux couronnés d’un sourcil mobile. La blancheur |
mate du son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste |
fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait |
pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa |
chaîne d’or. |
«Regardez Lélia, dit Sténio avec un sentiment d’admiration exalté, |
regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l’Italie dévote |
et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, |
avec l’expression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces |
formes, et ces traits si riches; ce luxe d’organisation extérieure dont |
un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés; |
regardez, vous dis-je, cette beauté physique qui suffirait pour |
constater une grande puissance, et que Dieu s’est plu à revêtir de toute |
la puissance intellectuelle de notre époque!... Peut-on imaginer quelque |
chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi? C’est le |
marbre sans tache de Galatée, avec le regard céleste du Tasse, avec le |
sourire sombre d’Alighieri. C’est l’attitude aisée et chevaleresque des |
jeunes héros de Shakspeare: c’est Roméo, le poétique amoureux; c’est |
Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; c’est Juliette, Juliette |
demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d’un amour |
brisé. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de l’histoire, du |
théâtre et de la poésie sur ce visage, dont l’expression résume tout, à |
force de tout concentrer. Le jeune Raphaël devait tomber dans cette |
contemplation extatique, lorsque Dieu lui faisait apparaître ses visions |
pures et charmantes. Corinne mourante devait être plongée dans cette |
morne attention lorsqu’elle écoutait ses derniers vers déclamés au |
Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystérieux de Lara se |
renfermait dans cet isolement dédaigneux de la foule. Oui, Lélia réunit |
toutes ces idéalités, parce qu’elle réunit le génie de tous les poëtes, |
la grandeur de tous les caractères. Vous pouvez donner tous ces noms à |
Lélia; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu, sera |
encore celui de Lélia; Lélia dont le front lumineux et pur, dont la |
vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes pensées, tous les |
généreux sentiments: religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, |
persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la |
vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout! jusqu’aux |
faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme, jusqu’à |
la mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilège et sa |
plus puissante séduction. |
«Tout, hormis l’amour! ajouta Sténio d’un air sombre après un moment de |
silence.--Trenmor, vous qui connaissez Lélia, dites-moi si elle a connu |
l’amour? Eh bien, si cela n’est pas, Lélia n’est pas un être complet. |
C’est un rêve tel que l’homme peut en créer, gracieux et sublime, mais |